« Avec ce livre, il y a quelque chose de magique. C’est presque ce que pourrait faire un publicitaire : poser des phrases et voir ce qui fonctionne le mieux avec les images. »
Sous le soleil arlésien, nous avons rencontré Lee Shulman et Thomas Lélu à l’occasion de la sortie de Couldn’t Care Less. Pour réaliser cet ouvrage publié aux éditions JBE Books, le premier a puisé dans les archives de The Anonymous Project, dont il est le fondateur, tandis que le second a écrit plusieurs dizaines d’aphorismes. Ces derniers se trouvent sur des autocollants que vous pouvez placer dans des espaces prévus à cet effet afin de faire parler les images comme vous l’entendez.
Fisheye : Comment votre collaboration a-t-elle débuté ?
Lee Shulman : Je suivais déjà Thomas sur Instagram. Ses phrases me font toujours rire et, souvent, quand je publie les images de The Anonymous Project, je les mets en légende. L’association des deux fonctionne bien alors, un jour, je l’ai contacté et je lui ai proposé de venir à mon studio. On ne se connaissait pas du tout. Je lui ai expliqué mon idée de créer un livre immersif, comme un album Panini, dont les gens seraient les acteurs. J’avais envie qu’ils composent leur propre livre et que chaque exemplaire soit différent. J’ai donc parlé de cela à Thomas et – pourquoi tu as dit oui, en fait ?
Thomas Lélu : Franchement, je ne sais pas, je me le demande ! [Rires.] Avant ça, j’étais fan de The Anonymous Project. J’avais moi-même publié un livre qui s’appelait Le Manuel de la photo ratée (2002). Toutes ces questions sont un sujet récurrent dans mon travail, depuis le départ. Quand Lee m’a contacté, je me suis dit que c’était évident, qu’il fallait que l’on se rencontre. Je ne pensais pas qu’il me proposerait un projet aussi abouti et, plus il m’en parlait, plus ça tombait sous le sens. C’était limpide. J’étais obligé de dire oui, je ne pouvais pas faire autrement. J’ai une formation en direction artistique, en graphisme, et le rapport texte-image est au cœur du processus. Avec ce livre, il y a quelque chose de magique. C’est presque ce que pourrait faire un publicitaire : poser des phrases et voir ce qui fonctionne le mieux avec les images.
« Quand on dit “we couldn’t care less”, c’est parce qu’il y a vraiment un côté “on s’en fout”. C’est une approche un peu punk, car les livres photo sont souvent hyper réfléchis, presque trop. »
Comment avez-vous sélectionné les phrases et les photographies ?
LS : J’ai fait une sélection d’images bien ludiques, qu’on ne voit pas forcément dans mes précédents projets. J’ai choisi celles qui avaient le plus de sens. Thomas, de son côté, est arrivé au bureau avec un gros bloc de feuilles contenant tous ses textes, écrits sur des pages différentes, qu’on a scannés. Il y en a plus que d’images pour laisser le choix aux lecteurs. Après ça, on a mis le tout entre les mains de notre graphiste, Agnès Dahan, qui a déjà travaillé sur sept ou huit de mes livres. On trouvait drôle d’avoir des espaces blancs et des étiquettes à la fin. Dans un sens, c’est assez simple, comme idée. Quand on dit « we couldn’t care less », c’est parce qu’il y a vraiment un côté « on s’en fout ». C’est une approche un peu punk, car les livres photo sont souvent hyper réfléchis, presque trop. Là, vous pouvez faire ce que vous voulez, et même mettre un petit chapeau Thomas Lélu et essayer de remplir les étiquettes blanches avec ce qui vous passe par la tête.
Le choix entre trois couvertures s’inscrit-il dans cette volonté de laisser le public s’approprier l’ouvrage dès le départ ?
TL : Oui. Chaque couverture a son propre état d’esprit. Il y en a une, assez amusante, avec une femme qui fume un cigare. Une autre montre un monsieur âgé devant un garage, avec un barbecue en feu. Sur la dernière, c’est un enfant en train de pleurer, avec un petit drapeau américain entre les mains. Chacun peut choisir ce qui lui convient le mieux.
« Et finalement, il y a un grand questionnement sur ce qu’est un livre d’art. Mais peut-on réellement le définir ? »
Cela permet, finalement, d’impliquer le public et de le faire réfléchir à ses propres associations de textes et d’images.
TL : Effectivement, ça peut le faire travailler ou réfléchir autrement. Quand j’ai écrit les phrases, l’idée n’était pas d’imaginer un cadeau de Noël pour les enfants. Certaines sont drôles et d’autres sont plus grinçantes. Il y a un peu d’ironie. Tout dépend aussi des images avec lesquelles on les associe. Une phrase un peu dure peut être adoucie par la photographie, et inversement. C’est un livre conçu par des artistes, avec une dimension ludique, qui vit dans un contexte de librairie, de galerie. On ne va pas le trouver au rayon jeux et gadgets. J’aime bien cette position-là, parce que c’est vrai que, comme l’évoquait Lee tout à l’heure, le milieu de l’art est plutôt sérieux. Là, on propose quelque chose dont on n’a pas l’habitude, même s’il n’y a rien de plus sérieux que l’humour. On essaie, par nos arts respectifs, de pousser les gens à revoir les choses selon un autre point de vue.
LS : Et finalement, il y a un grand questionnement sur ce qu’est un livre d’art. Mais peut-on réellement le définir ?
Que diriez-vous aux personnes qui découvrent ce livre en librairie ?
TL : Déjà, il n’est pas cher. Franchement, 30 euros…
LS : Et elles vont passer un bon moment, elles vont s’amuser à le remplir, à créer leur propre livre ! [Rires.] Aussi, ce que j’adore, personnellement, c’est qu’une fois terminé, on peut le donner à quelqu’un, faire un échange. Il y a une sorte de partage que je trouve assez drôle.
TL : C’est effectivement ce qu’il faut mettre en avant. On l’a fait entre nous, avec l’équipe de JBE Books. Chacun peut y proposer sa manière de jouer avec les images et le texte. Chacun a sa technique. Pour ma part, j’aime bien me faire quelques pages le matin, avec un bon café. Ensuite, je le referme et je continue le lendemain. C’est un petit guilty pleasure. À la fin, quand on aura terminé de le remplir, Lee et moi sommes d’ailleurs censés nous échanger nos livres.
LS : Moi, je l’ai déjà fini ! Quand j’ai reçu mon exemplaire, j’étais en déplacement et, tous les matins, je prenais aussi mon petit-déjeuner en remplissant deux, trois pages. En revanche, il y avait des gens qui me regardaient comme si j’étais un enfant ! [Rires.] Plus on avance, plus ça devient compliqué, parce qu’il y a de moins en moins de choix et l’on a déjà utilisé les phrases que l’on préférait. Cela dit, c’est drôle de voir quelles étiquettes on a laissées.
96 pages
30 €
Quelques mots pour finir ?
LS : C’est la première fois que je travaille avec JBE Books, Thomas aussi, et j’aimerais remercier l’équipe et les graphistes. On ne parle pas assez de ces gens-là. On parle toujours des photographes alors qu’eux aussi sont des artistes.
TL : Là, particulièrement. Il y a eu tout un tas d’interrogations sur le format du livre. On a organisé beaucoup de sessions de travail, au bureau de l’éditeur, à base de pizzas – qui étaient très bonnes, avec une pâte fine ! C’était sympa. Ça crée aussi une dynamique positive. On a même une photo avec différentes parts de pizzas qui en forment une en entier. Dessus, on a collé le titre Couldn’t Care Less. C’est un peu l’image qui nous a lancés.
LS : C’est drôle, parce qu’il y a des gens qui vont acheter le livre, mais ne décolleront jamais les vignettes, car ils sont très précieux. Ils sont un peu maniaques.
TL : Parfois, il faut être derrière eux, les pousser un peu…
LS : C’est vrai. Au début, on n’ose pas, on se dit : « Oh ! J’ai abîmé le livre. » Après, une fois que l’on a enlevé un autocollant, ça part tout seul.