Ludivine : Figures imposées, figures libres : l’au-delà de la violence sexuelle

11 juin 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Ludivine : Figures imposées, figures libres : l’au-delà de la violence sexuelle
© Nathalie Champagne
© Nathalie Champagne
© Nathalie Champagne

Croisant images documentaires, mises en scène et divers documents, Ludivine : Figures imposées, figures libres, série au long cours réalisée par la Nantaise Nathalie Champagne suit une jeune championne de France de patinage ayant été agressée sexuellement par son ex-entraîneur. Un récit sensible où se mélangent douleur, résilience, combat et instants de grâce. Entretien.

Fisheye : Que représente la photographie pour toi ?

Nathalie Champagne : Pour moi, la photographie est un moyen de mieux comprendre mon environnement, les autres et moi-même. Mon travail interroge les liens humains et profonds, entre les êtres. J’utilise ce médium pour explorer l’intime en suggérant ce qui ne se voit pas, ce qui se trouve derrière : les non-dits, les secrets, l’invisible… Ma recherche esthétique est inspirée du cinéma et de la peinture. J’aime travailler de manière intuitive en immersion.

Qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer dans cette pratique ?

Photographe autodidacte, je me suis lancée professionnellement en 2012, quelques mois après avoir arrêté ma carrière sportive. En effet, j’ai pratiqué pendant plus de vingt ans le patinage artistique, le même sport que Ludivine, la protagoniste de ma série Ludivine : Figures imposées, figures libres. « Sport-spectacle », celui-ci allie la technique et l’expression chorégraphique sur un thème musical. J’ai trouvé, dans le médium, une façon de remplacer ce moyen d’expression corporelle en n’étant plus seulement « interprète », mais en cherchant et découvrant moi-même ce qui me meut.

Peux-tu me raconter l’histoire de Ludivine ?

Née en 1997 et d’origine bretonne, Ludivine est sur les patins depuis l’âge de 3 ans. Repérée très tôt, elle rentre au pôle France dès 2010. Multiple championne de France, elle a participé à des podiums internationaux, dont une deuxième place à la Coupe d’Europe en 2010 et était dans le top 10 mondial jusqu’à sa retraite sportive en 2022. Elle a été agressée sexuellement pendant plusieurs années par son ex-entraîneur. Sortie de son emprise en 2015, elle a été partie plaignante au procès en assises qui a eu lieu en décembre 2018. Ce procès a abouti à une peine de 13 ans de prison prononcée à l’encontre de cet homme.

© Nathalie Champagne
© Nathalie Champagne
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Comment l’as-tu rencontrée ?

En 2013, après avoir raccroché les rollers deux ans auparavant et entamé la pratique professionnelle de la photographie, j’ai participé en tant que photographe à une compétition internationale dans la banlieue parisienne. J’ai alors découvert les performances de cette jeune fille de 15 ans. Les rumeurs des prémices de l’affaire se propageaient sur cette même période. À la fin du week-end, alors que je rentrais dans mon véhicule, je croise le regard de Ludivine qui patiente à l’entrée du gymnase. Ce que j’y perçois restera gravé.

Quel rôle a joué ce regard dans la suite de votre collaboration ?

Avec le recul, c’est ce regard qui m’a poussé, alors qu’on se croise de nouveau bien des années plus tard sur une compétition, en mars 2022, à lui proposer spontanément ce projet photographique. Elle m’a alors confié qu’elle vivait sa dernière année de carrière. C’était l’occasion de la suivre sur ces derniers moments et je lui ai proposé par écrit le soir même. Nous nous sommes rencontrées quelques jours plus tard pour en discuter et j’ai commencé les prises de vue le mois suivant, en avril 2022.

Comment se sont-elles passées ?

Avant d’accepter ce projet et après son procès, Ludivine avait refusé de nombreuses sollicitations pour mettre en mots ou en images son histoire. Mon défi et souci principal ont alors été de respecter la confiance qu’elle m’avait accordée. Il s’agissait de montrer quelque chose de dur, complexe et douloureux avec subtilité et délicatesse sans tomber dans le sombre, le frontal ou le racoleur. L’établissement d’une relation profonde avec Ludivine a bien sûr été nécessaire pour la réussite de ce travail que j’ai abordé comme une plongée dans l’intimité de cette jeune femme. Effectivement, dans un sujet aussi sensible où on parle d’abus de confiance, la qualité de notre relation s’est avérée primordiale. Sans brûler les étapes et avec beaucoup de discussions, nous nous sommes toutes les deux progressivement apprivoisées.

As-tu rencontré des difficultés ?

Il a fallu aussi assumer mon sujet qui n’était pas si clair au démarrage et faire face également à quelques réactions d’incompréhension ou même de rejet. Elles témoignent pour moi du côté toujours très délicat du sujet et de la difficulté à en parler, et ce, malgré le fait qu’il soit beaucoup plus mis en lumière ces dernières années.

« Cette photo a été prise lors des derniers championnats de France de Ludivine, en juillet 2022 à Reims. C’était une compétition très importante, car c’était la dernière en France sous le regard de ses proches et de sa famille, tous·tes présent·es. Le jour même, Ludivine apprenait la libération sous bracelet électronique de son agresseur. Sa condition physique n’était pas des meilleures, mais elle a tout de même arraché son onzième titre de championne de France. Cette photo a été prise peu de temps avant de rentrer sur la piste pour son passage en programme court. Ludivine, très concentrée, prend une chaise, la positionne à cet endroit où l’ombre tombe sur elle et se prend la tête dans les mains. Je n’ai eu qu’à appuyer sur le déclencheur et à remercier le hasard pour cette “photo cadeau”. Ces murs rouges sont aussi extrêmement symboliques et expriment tout autant la colère que le courage ou le danger… »

© Nathalie Champagne
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Les violences sexuelles dans le monde du sport semblent tristement courantes. Ce projet se voulait-il « uniquement » militant ?

L’histoire de Ludivine est, en effet, tristement courante dans le monde sportif. En France, un sportif ou une sportive sur 7 sera victime de violences sexuelles avant ses 18 ans. Pour les athlètes de niveau international, le pourcentage passe à 30 %.

Ce travail n’est pas uniquement un acte de revendication ou de dénonciation, mais aussi un projet qui interroge différentes thématiques s’imbriquant les unes avec les autres. Ma volonté initiale était de ne pas cloisonner Ludivine dans ce parcours de violence et de la regarder au-delà de cette affaire. Même si ce qu’elle est reste en parti lié à cette histoire, son identité, aujourd’hui, ne se réduit pas à ce drame. Cela laisse la place, à mon sens, à la notion de résilience et au chemin que Ludivine a mené, après la condamnation de son ex-entraineur, grâce à son entourage, au sport et à ses valeurs.

Quelles autres thématiques as-tu abordées ?

Son parcours sportif exceptionnel dans ce sport méconnu, cette retraite à 24 ans avec les questionnements que cela pose quant à la perte de repères que cela laisse quand on a été athlète de haut niveau, la place du sport dans ce chemin dense et complexe sont autant de thématiques que j’aborde également dans ce travail. Il s’agit d’une histoire de femme(s) et ce projet parle aussi de féminisme en filigrane, dont j’explore plus particulièrement l’aspect lié à la sororité.

Il s’agit de ta première série au long cours, en quoi le temps a-t-il joué un rôle dans la réalisation des images ?

J’ai l’habitude de travailler de manière intuitive et c’est comme ça que je l’ai abordé. J’ai accompagné Ludivine sur sa dernière saison, au cœur de différentes compétitions en France, en Italie et en Argentine. Le documentaire s’est imposé naturellement. Nous avons également réalisé quelques portraits mis en scènes pendant cette période lors de nos rencontres en dehors des salles de sport, cela a été un moyen de nous apprivoiser au travers de l’expérimentation photographique. Puis, après son arrêt sportif en décembre 2022, je n’ai plus eu l’appui de l’évènementiel pour faire des images. Je lui ai alors proposé d’expérimenter différentes mises en scène. Globalement, je me suis laissée guider par la lumière de façon instinctive pour réaliser des images allégoriques. Le sens est venu après.

Les questions qui ont émergé sur le traitement de cette thématique sensible m’ont permis de compléter le travail en m’ouvrant à d’autres possibilités de narration : j’ai réalisé des clichés « hors-champ », j’ai réfléchi à la pertinence de l’utilisation d’images vernaculaires, de documents judiciaires et d’un travail d’écriture sous forme de correspondances entre Ludivine et moi-même pour faire aboutir ce projet.

« J’ai pris cette photo lors du Sedmak Trophy à Trieste en Italie en mai 2022, au cours d’une étape de la Coupe du Monde. Ludivine venait de passer en compétition et je l’attendais ainsi que l’équipe France à l’extérieur du gymnase. Ce parking dans la nuit était très calme et contrastait avec les cris des encouragements à l’intérieur. J’ai pris la photo sans m’apercevoir qu’il y avait une présence humaine sur la droite de l’image. Je l’ai constaté au moment de mon editing et j’ai trouvé que cette présence ajoutait un côté glaçant à cet “espace à risques”. »

© Nathalie Champagne
© Nathalie Champagne
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Comment t’y es-tu prise pour suggérer sans montrer, frontalement ?

Je crois que c’est un des grands pouvoirs de la photographie : elle n’a pas besoin de tout montrer pour être comprise. Et c’est essentiellement ce qui m’intéresse dans cette pratique.

Je choisis consciemment de ne pas appuyer « là où ça fait mal », de plutôt travailler sur des ambiances qui peuvent être, selon ce qu’on y voit, tour à tour inquiétantes, délicates, douces ou profondes. J’utilise les clairs-obscurs, les contre-jours, les images hors-champ, les flous, les cadrages serrés et minimalistes pour suggérer ce que je souhaite montrer.

Un mot quant à l’engagement de Ludivine suite à ce qu’elle a vécu ?

Avant la vague #Metoo, Ludivine a activement contribué à une libération de la parole et à la sensibilisation du grand public en participant à de nombreux reportages médiatiques de presse et de télévision. Elle fait également partie, depuis sa création, de la cellule de lutte contre les violences à la FFRS mise en place suite au procès. Elle s’est engagée et a fait partie des premières athlètes en France à briser l’omerta sur ces violences dans le milieu sportif en prenant la parole sur des évènements régionaux ou nationaux en lien avec cette thématique dès 2019. Elle continue d’ailleurs de s’impliquer et de se positionner avec courage comme source d’inspiration pour d’autres victimes avec ce projet photographique dans lequel son histoire personnelle se veut le reflet d’une réalité prégnante.

Nous pensons profondément que le fait de parler, de mettre en lumière, de visibiliser le problème peut permettre à d’autres victimes de se reconnaître et de parler à leur tour. Cette proposition photographique peut servir de « prétexte » à la discussion et devenir ainsi un outil de sensibilisation, sur des expositions par exemple en complément de temps de médiation réalisé avec l’aide des nombreuses associations qui militent contre les violences.

Comment imagines-tu la suite de ce projet ?

Je souhaite réaliser un projet d’édition avec ce travail sur l’intime et je suis actuellement à la recherche d’un éditeur photographique. En plus des images, des correspondances et des documents, nous avons également sollicité deux psychologues spécialisées dans la pédocriminologie afin d’apporter à ce projet de la hauteur et une rigueur scientifique, et ainsi venir compléter ce travail émotionnel.

© Nathalie Champagne

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© Nathalie Champagne
© Nathalie Champagne
© Nathalie Champagne

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