Les cycles d’une lune rousse couronnant un paysage apocalyptique, un loup à l’allure surnaturelle, des brebis à la merci d’une meute… Comme l’indique le nom de ce projet transmédia mêlant photographie expérimentale, poésie, céramique et vidéo : Minuit brûle. Ce que l’artiste visuel·le non binaire Cendre nous livre ici, c’est un univers intriguant aux images volontairement altérées. Une œuvre subtile qui explore le traumatisme. Tout commence en 2015. « J’ai été victime d’une agression homophobe dans une rue de Bordeaux, un soir. Quand je suis allé·e porter plainte, le policier m’a dit que la seule raison qui pouvait expliquer mon agression, c’était la pleine lune », se souvient Cendre. Le sentiment de rage et d’injustice est immense, mais l’idée de creuser le sujet ne lui vient que sept ans plus tard, le temps de digérer l’événement. « Bien sûr, j’ai subi une agression, j’ai eu un stress post-traumatique, j’ai fait une thérapie, énumère l’artiste. Mais c’est le·la survivant·e que je suis qui a créé Minuit brûle, pas la victime. À l’époque, j’aurais été incapable de sortir quelque chose de créatif. Pour moi, ce temps aura été nécessaire à ma reconstruction. Cela m’a permis de prendre du recul. » Sans compter qu’à l’origine, iel avait plutôt prévu d’aborder des thématiques liées à l’environnement.
Écologue de formation, Cendre a commencé à développer sa pratique artistique en autodidacte il y a quelques années seulement. Très attiré·e par l’argentique, iel met un point d’honneur à toujours entremêler le vivant, le non-vivant et la lumière. En 2021, l’artiste rédige « un serment », selon ses mots. « La promesse personnelle de dédier [sa] pratique à la création de nouveaux imaginaires et de nouvelles images, afin de contribuer à faire émerger des possibles et des solutions. » Cendre le répète : « Je n’avais pas prévu de créer quelque chose autour de mon trauma. » L’idée se manifeste lorsqu’en 2022 iel tombe sur la série GH. Gal & Hiroshima, créée par les artistes brésilien·ne·s queers Gal (Cipreste Marinelli) et Hiroshima (Rodrigo Masina Pinheiro), présentée dans le cadre du Prix découverte de la Fondation Louis Roederer aux Rencontres d’Arles. Gal est trans, et Hiroshima a survécu durant sa jeunesse à des lapidations pour avoir affirmé son identité « hors norme ». Le duo utilise alors la puissance symbolique des images pour conjurer les traumatismes, dans un pays où les violences contre les personnes LGBTQIA+ font toujours des ravages. « Ce récit a fait écho au mien et m’a vraiment touché·e, confie Cendre. Je me suis dit qu’en partageant mon histoire à mon tour, je pouvais peut-être contribuer à faire davantage parler de ces sujets », poursuit-iel.
Sa série Minuit Brûle explore trois cycles : le cycle de la lune, le cycle menstruel et le cycle des agressions. « J’utilise un procédé de photographie alternative qui consiste à tremper les pellicules 35 mm dans mon propre sang puis à les exposer à la lumière de la lune, détaille-t-iel. De cette façon, les images deviennent des survivantes. » Et pour cause, les bactéries et levures contenues dans le sang menstruel viennent attaquer la gélatine. « Je voulais vraiment que la pellicule soit une extension de moi et que, malgré les chocs, elle continue d’exister », justifie Cendre. Par ailleurs, l’artiste engage un travail de réappropriation de son dépôt de plainte, unique archive tangible qu’iel ait gardé de cet événement. Ce procès-verbal « avait figé mon vécu dans un ensemble de phrases – sujet-verbe-complément – qui ne reflétait pas l’injustice et l’indifférence auxquelles j’ai été confronté·e », raconte-t-iel.
Transformer ces pages pour mieux les faire coller à son ressenti. Mais comment ? Après la lecture de Femmes qui courent avec les loups, un best-seller de 1989 écrit par la psychanalyste américaine Clarissa Pinkola Estés, Cendre pense à l’univers de la nuit, de la violence, de la peur. Lui viennent alors à l’esprit les gravures des Contes de Perrault et des Fables de La Fontaine par Gustave Doré. Iel choisit l’estampe « assez parlante » intitulée Les Loups et les Brebis. L’artiste applique la technique du cyanotype pour révéler une partie de la gravure sur chacune des neuf pages du dépôt de plainte. Ainsi faut-il prendre du recul, littéralement, pour observer l’illustration dans son entièreté. Les différents bains ont fragilisé le papier à photocopie déjà très fin du procès-verbal. « Certaines lettres s’estompent, la feuille se froisse, le document devient vulnérable, tout comme moi lors de mon dépôt de plainte », analyse Cendre.
Minuit Brûle ne s’arrête pas là. Trois autres pièces seront prochainement ajoutées au projet. La première se compose d’une lithophanie de la lune, en porcelaine, recouverte en partie de sang et réalisée à partir d’un modèle 3D de la Nasa afin d’obtenir des cratères d’une grande précision – comme pour montrer les différentes facettes d’une histoire. La deuxième pièce, en cours de production, est un court métrage filmé en Super 8 pour travailler sur la mémoire post-traumatique. L’idée étant de revenir sur les lieux de l’agression, à Bordeaux, pour y tourner les images que Cendre n’a eu de cesse de ressasser. Enfin, l’artiste prépare La Meute, une installation composée de 180 risographies d’une même photo – celle d’un loup –, dans des tonalités différentes suivant les saisons. Un chiffre qui correspond aux 180 agressions physiques homophobes perpétrées chaque année en moyenne en France entre 2019 et 2021 et recensées par SOS Homophobie.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans notre dernier numéro.