Iconographe de profession, Matthieu Nicol est également collectionneur d’images. Parmi celles qu’il privilégie se trouvent les photographies culinaires d’époque. Dans Better Food For Our Fighting Men, publié aux éditions RVB Books, il propose une sélection de clichés, réalisés dans les années 1970 et 1980, tous issus des archives de l’armée américaine. Pour Fisheye, il revient aujourd’hui sur cet ouvrage étonnant.
Fisheye : Qu’est-ce qui t’a poussé à t’intéresser aux ouvrages de cuisine d’époque ?
Matthieu Nicol : Leurs illustrations photographiques ! Je m’intéresse aux images pauvres, aux rebuts, à des représentations et objets qui ont perdu toute valeur de marché, aux images orphelines dont la source est souvent inconnue. Je chine dès que je peux aux puces, dans les débarras et les vide-greniers. Je fouille aussi tous les jours les boîtes à livres, cette fantastique invention du 21e siècle. Je m’intéresse particulièrement aux guides pratiques illustrés des Trente Glorieuses, des années 1950 aux années 1980. Dans ces ouvrages qu’on trouve en surabondance et pour quelques euros, la photographie a une utilité qu’elle a aujourd’hui perdue, supplantée par les tutos YouTube : celle d’instruire, de transmettre des savoir-faire, des techniques. Elle sert aussi bien sûr à illustrer.
Dans tous les débarras, il y a une quantité immense de bouquins et de fiches de cuisine, avec des photos que je trouve géniales et qu’on ne fait plus. Aujourd’hui l’imagerie culinaire est devenue une catégorie autonome, avec ses réseaux, ses agents, ses festivals et bien sûr ses food designers dont le nom apparaît désormais en couverture des livres, avec celui du chef. Je m’intéresse à des livres qui restaient dans les offices, qu’on tachait de beurre en suivant les recettes, qu’on annotait, qu’on triturait. Aujourd’hui les cookbooks ont quitté les cuisines pour les tables basses des salons et les rayons beaux-livres des bibliothèques.
» Je suis vite tombé sur des forums survivalistes qui testaient des rations militaires de différentes armées du monde, en les comparant. Il y avait là des clichés de rations de survie, et j’ai commencé à creuser ce filon. »
192 pages
92 photographies
24,90 €
Comment cette collection a-t-elle commencé ?
J’ai commencé ma collection avec un ouvrage, manifeste, publié par la Fédération de la boucherie Hippophagique de France en 1982, Gastronomie de la viande de cheval, trouvé dans un vide-greniers en Bretagne. À l’intérieur, il y a des photos de canassons cuisinés à toutes les sauces. Impossible de montrer ça aujourd’hui ! J’ai accumulé quelques centaines de ces publications, dont je partage quelques images sur mon fil Instagram @vintage_food_photography.
Et quelle a été la genèse de Better Food For Our Fighting Men ?
C’est d’abord une trouvaille. Pour compléter ma collection d’images imprimées, je me suis mis à chercher en ligne des photos de bouffe des années 1960-70. Je suis vite tombé sur des forums survivalistes qui testaient des rations militaires de différentes armées du monde, en les comparant. Il y avait là des clichés de rations de survie, et j’ai commencé à creuser ce filon.
D’où viennent les images d’archives que tu présentes ? Comment y as-tu eu accès ?
J’ai mis la main sur un lot de photographies d’un centre de recherche de l’armée américaine, un « Food Science Lab » récemment déclassifié et versé au domaine public. Il s’agit d’un corpus de quelques milliers d’images documentant tout le travail effectué pour conserver, compacter et tester le goût de la nourriture des militaires, de la ration embarquée à celle des cantines de caserne. À mesure que je les découvrais, les images étaient si incroyables que j’ai d’abord pensé qu’elles étaient parodiques, ou fausses. À part leur date de production et quelques mots-clés, on ne sait pas grand-chose d’elles. L’armée américaine n’a pas souhaité répondre à mes questions. Je n’ai trouvé aucune trace de leur publication ou de leur circulation. Je ne sais pas pourquoi il a été décidé de les déclassifier. Je suppose qu’elles avaient un usage interne, pour documenter, archiver l’activité du centre et les différentes expériences menées sur la nourriture.
J’aime à dire que cet ouvrage est un livre de cuisine sans recettes. J’ai sélectionné et séquencé une centaine d’images, à laquelle j’ai joint un texte sous forme de glossaire à 24 entrées, comme les 24 heures que fait durer une ration de survie de militaire. Il vient expliquer certains des procédés de conservation mises au point par le laboratoire, quelques acronymes trouvés dans les métadonnées, et quelques histoires intéressantes liées à certaines images, que j’ai découvertes par ailleurs en faisant des recherches dans une littérature technique open source. Ce livre est aussi un précis de la nourriture industrielle, car, comme toujours, la recherche militaire finit par avoir des applications civiles. Les techniques mises au point par ce laboratoire sont aujourd’hui utilisées quotidiennement par l’industrie agro-alimentaire, qu’on retrouve dans les rayons « plats cuisinés » de nos supermarchés. Mais c’est avant tout un livre d’images.
« Pour gagner la guerre, il faut savoir bien la préparer, logistiquement, et mentalement. La nourriture, c’est le combustible de base de toute armée. »
L’ensemble de ces images a un aspect surréaliste. Quelle histoire souhaites-tu raconter ?
« Le soldat marche souvent, combat parfois, mais mange tous les jours. » Cette citation attribuée à Napoléon a été reprise dans un Tweet, en octobre 2022, par l’État-major des armées françaises pour saluer les cuisinières et cuisiniers militaires, au moment de la sortie de mon livre. Pour gagner la guerre, il faut savoir bien la préparer, logistiquement, et mentalement. La nourriture, c’est le combustible de base de toute armée. Comme on remplit les tanks de kérosène, il faut apporter trois fois par jour les nutriments et la force aux corps des soldates et soldats, mais maintenir aussi leur moral, car ce sont encore des êtres sensibles, en leur donnant le goût réconfortant de chez elles ou chez eux. C’est une équation complexe à résoudre.
Depuis la fin de la guerre froide, l’Occident libéral a voulu croire à une « fin de l’histoire », a touché les « dividendes de la paix » et surtout mis à distance l’idée de conflit, transformée en « opérations de maintien de la paix », oublié l’attrition, contrôlé les écrans et les images, parlé de « dommages collatéraux » et de « frappes chirurgicales ». Cet aspect hautement technologique et clinique se retrouve peut-être déjà dans ces images. Le retour depuis deux ans d’une « opération spéciale » de grande intensité au cœur de l’Europe nous rappelle brutalement la vraie nature de la guerre. Et la nécessité de sa bonne préparation.
Ces images graphiquement plaisantes et colorées, parfois drôles aujourd’hui, ont été produites par la plus grande armée du monde, pour documenter la préparation logistique de cette machine à tuer. On est en pleine guerre froide, et des fonds gigantesques sont alloués pour la préparation d’un conflit chaud. Dans cette série, je n’ai pas retravaillé les couleurs, les fonds des sujets, juste leur séquençage. C’est une interprétation du corpus, avec une approche d’abord iconographique. Je donne à voir ces photographies, je les introduis avec un texte volontairement court, et ce glossaire qui permet de les contextualiser. Je ne cherche pas à raconter une histoire, ou à juger ces images.