Fleurs bariolées, perruques et maquillages, feux d’artifice, danses lascives et rapprochements fugaces, c’est lors de fêtes – dans les grandes villes comme les campagnes – que Charles-Henry Bédué compose Mexico Extatique. Une mosaïque aux nuances vibrantes capturant l’effervescence des soirées, carnavals et autres rassemblements plus traditionnels. Transcendé·es par la musique, mu·es par une énergie intense, contagieuse, ses sujets se fondent dans une harmonie chaotique de lumières, de tons vifs et d’embrassades érotiques. Un hommage singulier à l’identité d’un pays au riche héritage. Rencontre.
Fisheye : Comment es-tu devenu photographe ?
Charles-Henry Bédué : Diplômé de l’École supérieure d’arts graphiques Penninghen depuis 2003, j’ai vécu sept ans en Chine, de 2007 à 2014, où j’ai appris à considérer la photographie au quotidien comme un art de vivre, une discipline, une philosophie.
De retour à Paris, j’ai ressenti le désir de repartir vivre à l’étranger. J’ai passé six mois en Finlande, entre 2016 et 2017. J’y ai organisé ma première exposition, au Musée de la photographie d’Helsinki. Je me suis ensuite envolé pour Las Vegas et Los Angeles, où je me suis installé pour travailler en tant que reporter dans le monde du spectacle. Après un an passé en France – à cause du Covid – je découvre le Mexique en 2021. C’est le coup de foudre pour ce pays, et je décide alors d’y rester définitivement.
Qu’est-ce que la photographie représente pour toi ? Comment ton rapport à elle a-t-il évolué ?
En commençant à photographier ma famille dès ma première année à l’École, j’ai compris que ce médium était un excellent moyen de prendre du recul sur ce qui nous entoure, de mieux observer le monde en le tenant légèrement à distance. On devient alors spectateurice et non plus acteurice. Entre 2003 et 2007, j’ai poursuivi un travail d’étude – une psychanalyse en images – sur mon entourage, ma vie, mes ami·es, ma famille. En Chine, je suis ensuite sorti de ma zone de confort, j’ai découvert le voyage, l’inconnu, et mon travail s’est élargi. Pour gagner ma vie, j’ai réalisé de la photographie événementielle, et ce travail alimentaire est devenu inspirant. Les foules d’humain·es ont commencé à me passionner : quel que soit le prétexte – cocktails, manifestations, célébrations – le mouvement des corps, des formes et des couleurs, les jeux de mains, etc., perçu·es à la limite de la figuration et de l’abstraction sont devenu·es un support de création très inspirant. Un sujet d’étude où l’énergie est au centre du processus.
Ces sept dernières années furent vécues comme une initiation où j’ai appris, en tant que photographe, à me laisser surprendre en toutes situations.
« Sur la côte ouest américaine, et encore plus au Mexique, on ressent une grande énergie en lien avec la géographie du territoire, la nature, les éléments. »
De quelle manière travailles-tu ?
J’observe mon environnement sans le juger – Cartier-Bresson disait que son esprit devait être vierge comme la pellicule pour que l’image puisse venir s’y déposer – comme s’il s’agissait de mon monde intérieur. Je ne différencie pas le « dedans » et le « dehors ». Tout est symbole, à mes yeux. Pour paraphraser Baudelaire, que je lisais beaucoup à l’époque : « La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles, l’homme y passe à travers une forêt de symboles qui l’observent avec des regards familiers ».
En travaillant sur ce qui m’entoure, j’explore donc ma psyché pour la comprendre, la soigner, la nourrir. C’est un travail de psychologie des profondeurs. J’ai baigné dans ce domaine très jeune, et j’ai découvert Carl Gustav Jung qui m’a accompagné pendant plus de dix ans. Faire face au monde comme on ferait face à sa part d’ombre pour l’intégrer a été l’essence de mon travail pendant longtemps. Pour me réparer, d’abord, puis m’épanouir, m’enrichir, me relier.
Je suis aussi passionné par la littérature mystique. Ce rapport à l’amour du mystère est très important dans ma vie. Mon processus de création a une fonction religieuse, en un sens – selon la double définition étymologique du terme – relegere : collecter rassembler, et religare : relier, lier.
Un attrait pour la connexion que l’on retrouve dans Mexico Extatique. Comment est né ce projet ?
En effet. Dans mon processus d’initiation, un sentiment est né : celui d’être relié en profondeur au monde qui m’entoure, comme si nous ne faisions tous·tes qu’un·e. Sur la côte ouest américaine, et encore plus au Mexique, on ressent une grande énergie en lien avec la géographie du territoire, la nature, les éléments. Tout cela se ressent chez les humain·es. À mon arrivée au Mexique, j’ai été submergé par la profondeur de leur culture. J’avais plein de clichés négatifs en tête : la violence, la pollution, etc. J’ai finalement découvert l’histoire millénaire de leurs empires et civilisations, des myriades de cultures indigènes qui se mélangent dans un syncrétisme étonnant avec l’héritage chrétien. La force des traditions, des valeurs – familiale, par exemple, qui est sacrée chez elleux – fait de ce peuple le plus joyeux que j’ai pu rencontrer. Malgré les difficultés, le tragique de l’existence, iels possèdent une reconnaissance, une gratitude pour la vie aux antipodes du comportement des français·es, toujours pessimistes. Cette manière de vivre m’inspire énormément et j’essaie de la convoquer dans mon travail.
» Lorsque les images se confondent au point d’en former une troisième qui serait la somme des deux, alors quelque chose d’étrange se passe. Je ne sais plus trop moi-même dans quelle réalité elles se situent. Ce flou associé à la dimension abstraite de mes images permet la rêverie, active l’imagination. On est face au réel, pourtant, l’irréel s’immisce. »
Quelle place prennent la danse et la musique dans cette culture ?
Elles sont omniprésentes au Mexique. Elles leur permettent de transcender cette énergie du vivant qui, mal employée, se transforme en violence. Cette dernière, ainsi que la folie, les passions tristes, sont canalisées dans leurs rites. J’ai voulu en rendre compte dans ce travail.
D’abord en milieu urbain, dans les soirées qui animent les nuits de Mexico City, puis dans les campagnes, lors de fêtes plus traditionnelles, comme la fête des Morts, le Nouvel An des Purepechas dans le Michoacán, la fête adressée à la déesse aztèque des récoltes Chicomecoatl avant le printemps, divers carnavals… Mais tout cela n’est qu’un prétexte esthétique pour parler en un mot de l’énergie créatrice du vivant. Cette vitalité m’enthousiasme – au sens étymologique du transport divin, entheos – et m’éblouit.
Que représente cette vitalité – et donc la danse – pour toi ?
La danse est le meilleur moyen de transcender l’énergie du vivant qui, lorsqu’elle est refoulée ou mal employée, se transforme en violence. Si l’on retrouve dans mon travail cette intensité, ces sentiments un peu « horrifiques » – car le tragique est sublimé – tout cela est mis en scène par l’expérience de la danse et de la transe.
Mexico Extatique prend la forme de montages, pourquoi ce choix d’associations d’images ?
J’ai commencé à faire ce type d’associations il y a longtemps, pour m’aider à sélectionner mes images lorsque je revenais d’un événement passé à photographier compulsivement. Au départ, je laissais une séparation, pour en faire des diptyques. Mais lorsqu’elles se confondent au point d’en former une troisième qui serait la somme des deux, alors quelque chose d’étrange se passe. Je ne sais plus trop moi-même dans quelle réalité elles se situent. Ce flou associé à la dimension abstraite de mes images permet la rêverie, active l’imagination. On est face au réel, pourtant, l’irréel s’immisce. Ce dialogue me plaît.
Le format panoramique renvoie également au cinéma, et donne à la série des allures de film grand spectacle que l’on regarderait en cinémascope. Mais malgré tout, les photos doivent se suffirent à elles-mêmes, elles peuvent donc être dissociées et se lire comme des clichés classiques.
Ces images sont également très contrastées. Un mot quant à l’utilisation de ces couleurs vibrantes ?
Avant de capturer des sujets figuratifs, je photographie surtout des couleurs, des formes, qui se trouvent in fine être des personnages. Les couleurs me prennent aux tripes, leurs mouvements m’inspirent plus que tout. Au Mexique, elles sont extrêmement vibrantes, je les souligne donc particulièrement dans ce travail.
Tu évoques la libido en tant qu’« énergie créatrice » lorsque tu présentes ton projet, quel rôle joue-t-elle dans ces rassemblements ?
Pour Freud, la libido est de nature sexuelle uniquement. Pour Jung, elle a une dimension infiniment plus vaste, une énergie créatrice au sens cosmique. La dimension sexuelle n’est qu’un symbole, une partie non négligeable, mais une partie seulement. Je ressens viscéralement la libido jungienne lorsque je travaille. Elle fait naître en moi cet enthousiasme qui me transporte, que je souhaite communiquer. Il y a quelque chose d’érotique, oui, mais pas que. C’est comme si je voyais un monde se créer dans le cadre d’une image. Avec de grandes tensions, et une grande vitalité.
Tu nous racontes comment se sont passées tes interactions avec tes sujets ?
Toutes ces personnes sont des inconnues rencontrées au cours de mes sorties. À ma grande surprise, je n’ai jamais croisé, en deux ans de vie au Mexique, un regard hostile, ni senti la moindre sensation de danger – ni dans le monde de la nuit, parmi les gens en transe, que dans les fêtes populaires à la campagne. Si la violence existe, elle est organisée, c’est du grand banditisme. Lorsqu’on côtoie le peuple, elle est imperceptible. Tous·tes mes sujets ont donc très bien réagi à ma présence souvent intrusive. On me protégeait lorsque je photographiais des pogos punk, par exemple. Je n’ai reçu que des sourires et des preuves d’affection. Ce fut incroyable à vivre.
As-tu exploré d’autres thèmes, durant ton séjour là-bas ?
Je souhaite aller plus loin en remontant vers les rites précolombiens, les cérémonies chamaniques. J’ai déjà commencé ce versant, mais les soirées au coin du feu dans le désert n’ont pas encore trouvé leur place dans l’éditing.
Un dernier mot ?
Prêtons attention à tout ce qui nous entoure au quotidien. Sachons remarquer la profondeur du vivant, derrière la surface. Des forces contraires se rééquilibrent en permanence. Ne soyons pas dans le jugement, restons le plus lucides possible. Faisons face à la part d’ombre de nos vies, elle s’entrelace à celle de la lumière dans une danse à la fois merveilleuse et effroyable. Ne soyons pas pessimistes, ni optimistes béats, mais réalistes. Tout est là.