Le photographe Mohamed Bourouissa développe depuis plusieurs années des travaux dont la résonance n’en finit pas d’interroger le fonctionnement de notre société. Un questionnement entamé avec sa série Périphérique, présentée actuellement au festival Fictions documentaires, à Carcassonne. Cet article, écrit par Sofia Fischer, est à retrouver dans notre dernier numéro.
On l’attrape au vol, entre deux expositions. Derrière lui, il y a des voix de monteurs et des bruits de scaphandre qu’on a du mal à identifier. On entend des gens l’alpaguer pour une cigarette, une pause déjeuner. Il était à Berlin, il est maintenant au Danemark, on s’y perd. Dans le prestigieux musée d’art contemporain de Charlottenborg, à Copenhague, Mohamed Bourouissa installe, entre autres, son œuvre HARa !!!!!!hAaaRAAAAA !!!!!hHAaA !!!, de ce cri des guetteurs postés autour des points de vente de drogue à Marseille qui annoncent l’arrivée de la police. L’installation sonore revisite ce signal pour le recontextualiser, raconter un territoire et les lois qui le régissent.
« J’ai appris qu’en japonais, “hara” voulait dire source du souffle vital. J’ai trouvé cela très beau, il y avait quelque chose de très universel, d’ancestral, qui touche à la question de l’appel, du cri », explique l’artiste. Le signal d’alerte devient quelque chose de quasi organique, comme le chant d’un oiseau endémique du quartier. « Ils pourraient utiliser leurs portables pour prévenir, mais non, ce signal est là pour prévenir tout le monde. » Le cri spécifique, reconnaissable, annonce l’arrivée de l’autorité, de la violence. Il dit quelque chose d’un contexte et revient inlassablement – dans les quartiers comme dans son installation –, tel un rythme mélancolique. Il y a une poésie dans le politique que propose Mohamed Bourouissa. Jusqu’au 12 décembre, il exposera cette poésie au festival Fictions documentaires de Carcassonne qui propose une rétrospective de Périphérique, la série qui l’a propulsé sur la scène de l’art contemporain en 2008. Et puis il repartira sur le terrain, parce qu’« il va falloir produire. Mon travail, c’est quand même de produire », rappelle-t-il. Et son regard sera d’autant plus nécessaire en cette année charnière, où deux ans de crise sanitaire semblent avoir creusé encore plus profondément les failles qui nécrosent nos sociétés.
Laisser une trace
Né à Blida, en Algérie, il y a quarante-trois ans, Mohamed Bourouissa rencontre la photo, comme beaucoup d’autres, par des boîtes de clichés de famille, qu’il passait des heures à examiner. Gamin, dans les HLM de Courbevoie, il dessine beaucoup. La photo lui tombe presque dessus un jour où une amie lui tire le portrait. « J’ai été touché par cette façon de laisser une trace. Je crois que c’était ce côté-là qui m’a convaincu. J’y suis venu d’une façon un peu naïve. Et puis, contrairement au dessin, il y avait une immédiateté : je prends la photo, elle est faite, c’est bon. C’était instinctif. » L’amie en question, Anoushka Shoot, lui fait découvrir le travail de Jamel Shabazz, un photographe des années 1970-1980 qui travaillait notamment dans le Bronx et à Harlem. « Là, j’ai eu un déclic. » Les « traces » ou plutôt l’absence de traces qui composent son quotidien à Courbevoie le pousse à prendre l’appareil photo « pour la première fois de manière consciente, avec une intention claire : laisser un bout d’histoire. » Il achète un appareil d’occasion et en pleine époque « culture caillera/banlieue du début des années 2000, avec tout le monde en Lacoste », il se poste à Châtelet plusieurs mois durant afin de livrer un portrait de la jeunesse banlieusarde de l’époque. « C’était simple, je me suis dit : les images je ne les vois pas, alors je vais les faire moi-même. »
De 2005 à 2008, dans Périphériques, le photographe commence à travailler les niveaux de lecture et la réception de ses images. Il cherche à capturer l’histoire récente des banlieues parisiennes « avec leurs fameux “problèmes d’intégration” », ajoute-t-il, en mettant en scène les protagonistes et en suivant les règles de composition et de lumière des grands classiques de l’histoire de l’art – Géricault, Delacroix, Le Caravage... – analysés sur les bancs de la Sorbonne et des Arts Déco. « Des codes d’hommes blancs, quoi », résume Mohamed Bourouissa. Une façon, peut-être, de répondre à son positionnement délicat dans le monde de l’art contemporain. Celui qui veut de la diversité, mais dans un cadre très précis, avec des canaux préétablis. « À l’époque, si t’étais fils d’immigré ou t’habitais dans un quartier, il fallait qu’il y ait un certain type de forme. On veut bien de ces artistes, mais il faut que ce qu’ils fassent ressemble à ce qu’on connaît. » Lui passe d’Achille Mbembe et Frantz Fanon à Dragon Ball Z dans la même phrase. « Aujourd’hui, on décloisonne un peu. Avant, on ne pouvait pas citer Booba comme ça, alors qu’aujourd’hui on peut citer Jul par exemple. Ça commence à s’installer, on peut plus assumer notre culture, notre background culturel. » Dans l’art contemporain, estime-t-il, « il y a une forme de progressisme qu’on accepte, et une forme qu’on n’accepte pas. C’est peut-être pour ça que mon travail a plus d’écho à l’étranger, j’y suis plus libre. Pour eux, je suis un Français qui parle de la France. » Sa série Temps mort, raconte l’expérience du temps suspendu en prison à l’aide de photos pixellisées prises avec un vieux téléphone des années 2000, en cellule. « À l’étranger, j’étais un Français qui parlait de l’institution pénitentiaire. En France, j’étais un fils d’immigré qui faisait parler son ancien pote en prison. Je me suis posé la question : si j’avais été blanc, comment mon travail aurait-il été perçu ? Est-ce que ça aurait été différent ? »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #50, disponible ici.
© Mohamed Bourouissa / courtesy Galerie Kamel Mennour