Moï Ver, terre promise et êtres volés

21 avril 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Moï Ver, terre promise et êtres volés

Jusqu’au 28 août 2023, la galerie 0 du Centre Pompidou accueille Moï Ver, une rétrospective inédite et touchante de l’artiste pluridisciplinaire Moshe Vorobeichic, dit Moï Ver. En contrepoint, une exposition faisant dialoguer les travaux de Lynne Cohen et Marina Gadonneix présente les espaces pour évoquer les êtres. Des échappées bienvenues.

Au cœur des collections permanentes du Centre Pompidou se nichent deux expositions témoins de nos sociétés contemporaines. Dans la galerie du Musée et Galerie d’art graphique, place à Lynne Cohen / Marina Gadonneix. Laboratoires / Observatoires : un parcours monographique faisant dialoguer les œuvres conceptuelles de Lynne Cohen (1944 – 2014) et l’approche contemporaine de Marina Gadonneix (1977). Des espaces et intérieurs où nulle forme humaine ne transite, seuls quelques éléments dévoilent nos habitus et mode de vie. Face à cela, située dans la galerie 0 au niveau 4 du Centre Pompidou, Moï Ver, rétrospective inédite réunissant plus de trois cents œuvres et documents, présente toute la richesse du photographe, graphiste et peintre Moshe Vorobeichic, dit Moï Ver.

C’est en 1904, à Vilnius (Empire russe, actuelle Lituanie), que l’artiste nait, et c’est dans cette même ville qu’il reviendra quelques années plus tard pour initier son travail documentaire sur les communautés juives d’Europe de l’Est. Après un apprentissage pluridisciplinaire au Bauhaus de Dessau, auprès notamment de László Moholy-Nagy, Josef Albers, Paul Klee et Vassily Kandinsky, il s’installe à Paris entre 1929 et 1933, siège de l’avant-garde. Terre d’exil, la capitale devient le territoire de l’exaltation de sa créativité. Il entre à l’École de photographie et de cinéma où il fait la rencontre de Fernand Léger. C’est d’ailleurs sous ses conseils qu’il modifie son patronyme, et se fait appeler Moï Ver. Découpages, vues en contre-plongées ou rapprochées, décadrages, détails de matières, photomontages… Cherchant à affuter son regard surréaliste, il diversifie les approches en testant, déstructurant les formes et oubliant la formalité. Dans les rues de la Ville Lumière, il réinterprète les visages et les bâtiments, les corps et les végétaux. Il y a cette image, dépourvue de titre, datée seulement de 1930. On distingue une femme de profil, et dans la partie inférieure, une fleur blanche est déposée. Le papier s’est corné, mais la fleur a résisté à l’épreuve du temps, laissant davantage ressortir sa blancheur. On ne sait rien de cette femme, mais elle dit tout de la sensibilité de Moï Ver, et de son envie d’injecter de la poésie dans sa réalité.

Sans-titre, 1934-1935 Épreuve gélatino-argentique 18 × 13 cm Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GPSans titre, vers 1930 Épreuve gélatino-argentique 24 × 18,2 cm MK2 Kreations Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou/ Bertrand Prévost

À g. Sans-titre, 1934-1935 Épreuve gélatino-argentique 18 × 13 cm Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GP, à d. Sans titre, vers 1930, Épreuve gélatino-argentique 24 × 18,2 cm
MK2 Kreation, Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou/ Bertrand Prévost

Documenter, révéler pour la postérité

Séparée en différents espaces selon les périodes de sa vie et ses préoccupations grandissantes, l’exposition tisse le fil de son engagement envers les communautés juives. Armé d’un boîtier Leica qui lui confère une aisance de mouvement, il investit les rues polonaises dans les années 1930, aux côtés de celles et ceux qui les animent. Enfants, personnes âgées, familles… Les regards nous fixent comme pour laisser une trace, un indice de leurs personnalités. Sans dire mot, iels consentent à la prise de vue. L’histoire qui s’annonce est lourde. Le destin stagne en surface et surplombe toutes les images. Mais on s’obstine à ne pas le voir, à croire en une fin heureuse. On aimerait les laisser là, dans cet entre-deux sécurisé, à l’abri de la terreur. Un enfant pleure pourtant dans les bras de sa mère, tel un « au secours » tombé à terre. Les pogroms dans l’Europe de l’Est sévissent déjà. Il y a là une nécessité urgente pour Moï Ver (alors Moshe Vorobeichic) de documenter ce qui se passe. Si la détresse est palpable, la ferveur pour la cause sioniste grandit.

On parcourt alors les nouveaux terrains des communautés agricoles pour finalement arriver en Palestine, vers 1932. Envoyé par l’agence Photo Globe, l’artiste photographie le quotidien des pionniers dans les kibboutzim à Jérusalem, et met petit à petit son art au service de la propagande sioniste. Les champs de maïs ou de blés deviennent les champs des possibles. Là-bas, le ciel est dégagé, seuls quelques nuages aux alentours paraissent s’avancer. L’entente du collectif est fantasmée :  les choses se concrétisent, les baraques de fortune se construisent en une nuit, la terre est fertile. À partir de 1953, Moshe Vorobeichic (désormais Moshe Raviv, depuis 1951) s’installe de manière permanente à Safed (Tsfat), dans le nord d’Israël, lieu phare de l’histoire du judaïsme. Peu à peu, il délaisse la photographie au profit de la peinture, essentiellement à l’huile.
En paix, résidant sur sa terre promise, il crée alors d’autres mondes, plus loin encore de ceux qu’il aurait représentés ou imaginés.

 

Moï Ver, sous la direction de Julie Jones et Karolina Ziebinska-Lewandowska, Éditions du Centre Pompidou, 42 €, 208 p.

Deux prises de vue par moi-même. Yport, Seine-Maritime, sur la plage, 1931 Épreuve gélatino-argentique 24 × 17,7 cm MK2 Kreations © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou/Bertrand PrevostCrépuscule, 1928-1929 Série Quartier juif de Vilnius Épreuve gélatino-argentique 30 × 20 cm Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou /Dist. RMN-GP

À g. Deux prises de vue par moi-même, Yport, Seine-Maritime, sur la plage, 1931 Épreuve gélatino-argentique, 24 × 17,7 cm MK2 Kreations © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo / Centre Pompidou/Bertrand Prevost, à d. Crépuscule, 1928-1929, Série Quartier juif de Vilnius, Épreuve gélatino-argentique, 30 × 20 cm, Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou /Dist. RMN-GP

Affiche pour la Histadrout Impression photomécanique 80 × 50 cm Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Elad SarigParis. 80 photographies de Moï Ver, introduction par Fernand Léger, Paris, Éd. Jeanne Walter, 1931 Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Bibliothèque Kandinsky, Paris © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky/Dist. RMN-GP

À g. Affiche pour la Histadrout Impression photomécanique 80 × 50 cm Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Elad Sarig , à d. Paris. 80 photographies de Moï Ver, introduction par Fernand Léger, Paris, Éd. Jeanne Walter, 1931 Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Bibliothèque Kandinsky, Paris © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky/Dist. RMN-GP

Mère et enfant le jour du marché, 1937. Série Visages d’hier. Les juifs en Pologne 1929-1939 Épreuve gélatino-argentique 24,5 × 17,5 cm Collection Ann and Jürgen Wilde, Cologne © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GPBarbes, 1933-1934 Série Visages d’hier. Les juifs en Pologne 1929-1939 Épreuve gélatino-argentique 30×20cm Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GP

À g. Mère et enfant le jour du marché, 1937. Série Visages d’hier. Les juifs en Pologne 1929-1939 Épreuve gélatino-argentique 24,5 × 17,5 cm Collection Ann and Jürgen Wilde, Cologne © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GP, à d. Barbes, 1933-1934, Série Visages d’hier. Les juifs en Pologne 1929-1939, Épreuve gélatino-argentique 30×20cm, Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GP

Untitled (Waves, #3), 2016 Centre national des arts plastiques © Marina Gadonneix / Galerie Christophe GaillardBlackboard, 1980 Épreuve gélatino-argentique 78,7 x 100 cm Don de M. Andrew Lugg, 2018 © Andrew Lugg and Lynne Cohen Estate Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP

À g. Untitled (Waves, #3), 2016 Centre national des arts plastiques © Marina Gadonneix / Galerie Christophe Gaillard, à d. Blackboard, 1980, Épreuve gélatino-argentique, 78,7 x 100 cm, Don de M. Andrew Lugg, 2018
© Andrew Lugg and Lynne Cohen Estate Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP

Image d’ouverture :  À g. Sans-titre, 1934-1935 Épreuve gélatino-argentique 18 × 13 cm Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GP, à d. Sans titre, vers 1930, Épreuve gélatino-argentique 24 × 18,2 cm
MK2 Kreation, Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou/ Bertrand Prévost

Explorez
Kiana Hayeri et Mélissa Cornet remportent la 14e édition du Prix Carmignac
Kaboul, Kaboul, Afghanistan, 29 février 2024. Des journalistes féminines travaillent dans le bureau d'un média axé sur les femmes. Depuis l'arrivée au pouvoir des talibans en août 2021, le paysage médiatique afghan a été décimé. Selon Reporters sans frontières, dans les trois mois qui ont suivi la prise de pouvoir des talibans, 43 % des médias afghans ont disparu. Depuis, plus des deux tiers des 12 000 journalistes présents dans le pays en 2021 ont quitté la profession. Pour les femmes journalistes, la situation est bien pire : obligées de se couvrir le visage, de voyager avec un chaperon, interdites d'interviewer des officiels, soumises au harcèlement et aux menaces, plus de 80 % d'entre elles ont cessé de travailler entre août 2021 et août 2023, selon Amnesty International. Sans reporters féminines, il devient de plus en plus difficile de rendre compte de la situation des femmes afghanes dans une société où les hommes sont rarement autorisés à les interviewer. Les sujets concernant les droits des femmes sont particulièrement sensibles, et la pression exercée sur les médias et les journalistes a fait de l'autocensure la nouvelle norme pour les reportages. © Kiana Hayeri pour Fondation Carmignac
Kiana Hayeri et Mélissa Cornet remportent la 14e édition du Prix Carmignac
Le jury du Prix Carmignac a récompensé Kiana Hayeri et Mélissa Cornet pour Afghanistan: No Woman’s Land. Cette édition 2024 est consacrée...
05 septembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Et Wataru Igarashi entra dans la transe
© Wataru Igarashi
Et Wataru Igarashi entra dans la transe
Série au long cours, Spiral Code a pris, l'année dernière, la forme d’un publié chez The Photobook Review et shortlisté pour le Arles...
05 septembre 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Photographie et imaginaire, la quatrième dimension
© Elsa & Johanna
Photographie et imaginaire, la quatrième dimension
« L’imagination est plus importante que la connaissance », affirmait Albert Einstein en 1929 lors d’une interview au Philadelphia...
05 septembre 2024   •  
Écrit par Anaïs Viand
L'Italie dans l'œil des photographes de Fisheye
© Alessandro De Marinis
L’Italie dans l’œil des photographes de Fisheye
Les auteurices publié·es sur Fisheye célèbrent l’Italie, de ses paysages naturels sauvages et volcaniques à ses villes antiques.
04 septembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 02.09.24 au 08.09.24 : vers l'élévation
© Clara Chichin
Les images de la semaine du 02.09.24 au 08.09.24 : vers l’élévation
C’est l’heure du récap‘ ! Cette semaine, les photographes que nous mettons en avant tendent l'oreille vers les échos multiples de...
08 septembre 2024   •  
Écrit par Milena Ill
J’aime la vie : l’ode à la légèreté de Tropical Stoemp
© Patrick Lambin
J’aime la vie : l’ode à la légèreté de Tropical Stoemp
Le 6 septembre est sorti le nouveau numéro de la revue photo collaborative Tropical Stoemp, créée par les éditions Le Mulet. Un opus...
07 septembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Les souvenirs occasionnels de Tatjana Danneberg 
© Tatjana Danneberg
Les souvenirs occasionnels de Tatjana Danneberg 
Pour la première fois en France, la Maison européenne de la photographie accueille Something Happened, une exposition de l'artiste...
06 septembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Nika Sandler : amitié et boules de poils
© Nika Sandler. My Nonhuman Friends.
Nika Sandler : amitié et boules de poils
Dans son livre auto-édité My Nonhuman Friends, Nika Sandler et ses chats se partagent la narration d’une histoire d’amitié. Leur dialogue...
06 septembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger