Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim

À l'instant   •  
Écrit par Milena III
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
Le coup de grâce lors d'une corrida à Madrid © Oan Kim/MYOP
photo en noir et blanc, un taureau sur une fond blanc
Une vachette lors d’une tienta (corrida d’entraînement) aux arènes de Béziers © Oan Kim/MYOP

À travers un noir et blanc contrasté, qui rappelle la chaleur sèche de l’Andalousie, Oan Kim, cofondateur de l’agence MYOP, montre la corrida comme un rituel païen dans lequel violence et noblesse se trouvent entremêlées, et révèle la solitude du matador en même temps que la tragédie de l’animal. Mort dans l’après-midi nous plonge dans le vertige de ce face-à-face ancestral qui transforme le public en témoin d’une danse fragile entre la vie et la mort.

Fisheye : Pouvez-vous vous présenter ?

Oan Kim : Je suis photographe à l’agence MYOP, dont je suis également cofondateur. Je suis aussi musicien et réalisateur.

Comment êtes-vous arrivé à la photographie ?

J’ai étudié aux Beaux-arts de Paris, où j’ai expérimenté différents médiums (dessin, peinture, vidéo, photo). La photographie était au départ, pour moi, surtout un carnet de croquis, un moyen de noter visuellement ce que je voyais. Progressivement, j’ai commencé à expérimenter le tirage en chambre noire, et cela est devenu mon médium principal. La vidéo m’attirait également, mais à l’époque, elle demandait un investissement que je ne pouvais pas me permettre.

Pouvez-vous présenter brièvement la série Mort dans l’après-midi ? Comment avez-vous commencé à y travailler ?

Le travail s’est étalé sur plusieurs années, de 2012 à 2015. J’ai commencé à Séville en 2012, puis je me suis rendu dans deux autres régions d’Andalousie, à Madrid, ainsi qu’en France, à Nîmes et Béziers. Cette série est née lorsque l’agence MYOP a été invitée à participer à la feria de Séville à l’initiative de l’Institut français, en partenariat avec une agence espagnole. Le principe était de prendre des photos pendant la semaine de feria, de les imprimer et de les afficher dans la ville le lendemain. C’est à ce moment-là que j’ai découvert la corrida. Le sujet ne m’intéressait pas particulièrement, mais j’ai été profondément impressionné. C’est une expérience viscérale, car c’est à la fois violent, cruel, beau et vraiment noble. Elle génère des émotions contradictoires, ce qui en fait un sujet passionnant à explorer.

photo en noir et blanc, le visage et les cornes d'un taureau à côté d'une femme dont on ne voit pas le visage
Une touriste se fait prendre en photo avec un taureau empaillé devant les arènes de Séville © Oan Kim/MYOP
photo en noir et blanc, un homme marche au premier plan dans une rue ombragée
La Maestranza, les arènes de Séville © Oan Kim/MYOP

Votre regard est-il documentaire ou plutôt personnel ?

Mon travail est presque toujours documentaire, mais j’essaye de trouver une forme qui mette en valeur un point de vue. Pour Mort dans l’après-midi, il s’agissait de traduire cette profondeur tragique que je ressentais. En ce sens, je ne cherche pas une objectivité totale. La dimension documentaire est présente dans le fait que rien n’est mis en scène, mais pour le reste, je me permets une grande liberté pour que le travail soit au final à mi-chemin entre la réalité objective et un regard subjectif.

Vous avez travaillé avec du monochrome, un grain très prononcé et des contrastes importants. Pourquoi ce choix ?

Avec tous ces éléments esthétiques, j’ai rapidement trouvé un point d’accroche photographique. Il y a beaucoup de choses : la corrida elle-même, mais aussi tout ce qui l’entoure. L’écosystème autour de la tauromachie est intéressant à explorer, et il est aussi indissociable de la géographie de cette pratique. C’est très lié au soleil – en Espagne comme dans le sud de la France –, avec des jeux d’ombre et de lumière évidents photographiquement, mais qui correspondent aussi, au niveau métaphorique, aux enjeux de la corrida : entre la vie et la mort, l’ombre et la lumière, l’homme et la bête… Il y a donc beaucoup d’oppositions de ce type présentes dans ce travail.

Certaines images semblent en partie effacées par le noir ou le blanc. Pouvez-vous en parler ?

J’ai utilisé ce noir et blanc très contrasté pour accentuer le côté expressionniste, qui correspond bien à la corrida et à l’opposition entre des lumières aveuglantes et des ombres très noires. Cela rappelle, dans mon esprit, le côté sombre et tragique de la corrida. C’est cette dimension tragique qui m’intéressait, plutôt que la dimension pittoresque folklorique souvent mise en avant, avec les habits colorés, les dorures…

D’autres images sont granuleuses et un peu floues. Est-ce pour traduire la violence ou l’intensité de ce qui se joue dans l’arène ?

Je voulais accentuer le fait que c’est un spectacle – mis en valeur comme tel –, centré sur un rituel païen, peut-être le dernier sacrifice animal de ce type encore existant. Que cela existe encore au 21e siècle est assez frappant, car on voit combien la mort est gommée de la manière dont on l’appréhende dans la vie contemporaine. La mettre en scène est très choquant, et on peut bien sûr débattre sur l’éthique de cette pratique, mais je pense qu’elle a une valeur presque philosophique, voire spirituelle qui peut vraiment ébranler le spectateur. La corrida a aussi une dimension sportive, particulièrement chez les aficionados qui font surtout attention au savoir-faire du matador, mais personnellement cela m’intéresse moins, car je trouve que ça en dévalue la dimension rituelle et tragique au profit du spectacle. Et faire cela aux dépens de la mort d’un animal, je trouve cela un peu dérangeant. 

photo en noir et blanc, un taureau au coin de l'image devant une foule aux gradins d'une arène
Un taureau mis à mort lors d’une corrida à Nîmes © Oan Kim/MYOP
photo en noir et blanc, un matador vient de planter son épée dans un taureau et tient l'épée dans sa main
Le torero français Juan Bautista vient prendre l’épée de mise à mort pour tuer le taureau © Oan Kim/MYOP
photo en noir et blanc, un homme habillé en matador fait la bise à un autre homme
Le matador José Maria Manzanares arrive aux arènes de Madrid pour une corrida et salue un ami © Oan Kim/MYOP

Les spectateurs font aussi partie de la série…

À Séville, aller aux arènes, c’est un peu comme aller à l’opéra : on s’habille, on y va en famille, c’est un endroit où l’on se montre.

Le titre de la série fait référence au récit d’Ernest Hemingway, paru en 1932…

J’avais plusieurs titres : Plein Soleil, par exemple. J’aimais aussi beaucoup Mort dans l’après-midi, le titre du livre d’Ernest Hemingway, qui se déroule dans le milieu de la corrida. C’est un lieu d’archétypes mythologiques, ce qui est une chose rare aujourd’hui dans nos sociétés modernes. D’où le travail sur le noir et blanc, les contrastes, l’ombre et la lumière, le spectacle et la dimension religieuse. On ne se rend pas forcément compte de la mise en danger des matadors quand on ne connaît pas bien la corrida. Même si tout se passe bien dans 95 % des cas, les accidents arrivent plus souvent qu’on ne le pense. C’est une vraie pratique à risque. 

Cela paraît facile quand on voit le matador agiter son petit tissu rouge et que le taureau a l’air de passer facilement, mais il y a cette dimension de noblesse et de courage qui sont des valeurs un peu anachroniques dans le monde d’aujourd’hui. Néanmoins, elles sont importantes. Et les gens ont un certain besoin, une fascination, peut-être même une certaine nostalgie à contempler cela.

Vous évoquiez tout à l’heure l’existence de tout un écosystème autour de la tauromachie. Pouvez-vous en dire plus ?

Même pour l’architecture : le sud de l’Espagne, le soleil intense, les murs blancs dans les villages font écho à l’univers de la corrida. Dans les arènes, on trouve une partie à l’ombre et l’autre au soleil, même dans les gradins. Il y a aussi tout l’univers des fans, ainsi que les équipes autour du matador. J’ai photographié l’un d’entre eux qui se préparait et s’habillait. Les taureaux sont tirés au sort le matin même ; les toreros vont les voir et les jauger avant la course.

J’ai trouvé cela assez fertile photographiquement : à la fois la frivolité et le tragique, le banal et le rituel, dans l’architecture comme dans le regard des spectateurs ou des matadors. Et puis, au bout de la chaîne, le taureau mort est pris en charge à la découpe. Au départ, il y a les paillettes, le milieu du spectacle, le tragique, et cela finit dans une assiette (rires).

Certaines images sont prises très proches de l’arène, y étiez-vous ?

Parfois j’étais dans les gradins, parfois dans le callejón, le couloir au niveau du sol autour de l’arène, où se trouvent les photographes et les proches des membres de l’équipe du matador. Cela permettait de varier les points de vue, d’être parfois surplombant, parfois à même le sable.

En regardant ces images, on pense au film d’Albert Serra, Tardes de Soledad, sorti cette année : la solitude du taureau et du matador est très forte…

Je voulais le voir au cinéma, mais je l’ai raté. Pour moi, et ce n’est peut-être pas le cas pour les aficionados, on s’identifie tour à tour au matador puis au taureau, car c’est un vrai face-à-face. La mise à mort est paradoxalement la plus dangereuse pour le matador, car il doit planter l’épée à un endroit précis, en faisant face à la bête et à ses cornes. Ce n’est pas facile à regarder quand on a de la compassion pour l’animal en train d’agoniser. Donc oui, il y a une vraie solitude mise en scène comme telle.

Souvent, on voit des silhouettes fines, voire androgynes, face à un taureau qui forme une masse sombre. Le matador doit rester hiératique, c’est presque une danse. J’avais vu une novillada avec de jeunes toreros pas encore confirmés : à un moment, un taureau courait vers l’un d’eux, et le jeune a laissé tomber sa cape pour s’abriter derrière une rambarde. J’ai compris que c’était l’instinct normal face à un taureau. Le matador confirmé, lui, ne doit pas faire ça.

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