Adeline Rapon : à notre vie, à notre mort, à nos aïeux

03 novembre 2023   •  
Écrit par Milena Ill
Adeline Rapon : à notre vie, à notre mort, à nos aïeux
© Adeline Rapon
© Adeline Rapon
© Adeline Rapon
© Adeline Rapon
© Adeline Rapon

Artiste et influenceuse, pourtant bien loin de se limiter à des posts promotionnels, Adeline Rapon milite pour le décolonialisme, le féminisme, l’antiracisme et l’écologie, dans une démarche très documentée, choyant l’esthétisme et la pertinence. Dans sa série Vie et mort, elle se penche pour la première fois de son œuvre sur la question spirituelle. Elle est à découvrir jusqu’au 10 novembre 2023, dans le cadre d’une exposition au Rond-Point des Arts, dans la ville de Fort-de-France en Martinique.

« Comme souvent, on cherche une réponse simple et efficace à une interrogation. Vie et Mort ? C’est la base même de tout. J’ai trouvé des fantômes, j’ai trouvé des chants, j’ai trouvé des personnes qui faisaient lien. J’ai mélangé tout ça, pour un résultat hybride et peu habituel dans mon travail : il fallait ouvrir toutes les portes. Même si ça dérange. » Ainsi s’achève le texte écrit par Adeline Rapon accompagnant la série documentaire réalisée pour le magazine Zist, Vie et mort. Dans cet ensemble de quatorze images capturées dans le cadre de la célébration de la Toussaint en Martinique, elle explore les manières diverses d’établir un lien à la mort, traditionnellement, sur l’île. Mais surtout, elle s’est intéressée de près aux conteur·ses qui accompagnent les cérémonies religieuses.

Le fruit d’une évolution du regard

Nous l’avions rencontrée lors des Rencontres photographiques du 10e, Adeline Rapon, dans la vie de tous les jours, aime naturellement celles et ceux qui trouvent dans l’art, quel que soit le médium, le moyen de s’exprimer. Attentive à la musique qui émane de chacun·e, elle a, pour sa part, fait du 8e art son allié le plus fidèle pour se porter témoin de son temps. À 33 ans, la jeune femme née à Paris commence à vivre depuis peu entre la France Hexagonale, d’où vient sa mère, et la Martinique, d’où vient son père. Son œuvre participe d’une démarche de décolonialisation, dans le sens où elle tente de « traduire la normalité en comprenant et en apprenant les codes locaux, afin d’éviter l’exotisation ». Sa série précédente, Fanm Fô, qui faisait honneur à ses racines antillaises, était déjà le fruit d’une remise en question personnelle et d’une volonté de renouer avec ses origines.

Ce n’est donc pas pour rien qu’au centre de son travail, c’est le portrait d’Alin Légarès, conteur et figure importante de la tradition martiniquaise, qui domine. Il est de celleux qui vivent « avec et grâce à la Mort », écrit Adeline Rapon, car « sans Elle, il ne chante pas. » Par « conteur·se », attention, l’on n’entend pas seulement quelqu’un qui raconte des histoires : « iel est la personne que l’on fait venir pour prendre la parole lorsque le ou la mort·e ne le peux plus, explique l’artiste. C’est un métier hérité de l’esclavage et d’une culture afro-descendante martiniquaise, qui n’existe que lorsque d’un décès survient. » Alin Légarès est l’un des derniers à exercer ce métier : Vie et mort chante donc, d’une certaine manière, la relation perdue avec la tradition des conteur·ses funéraires. Une perte qui semble affecter la jeune femme, elle qui pourtant n’a jamais grandi dans un environnement particulièrement religieux : « Sentir une puissance spirituelle autant dans l’assiduité des fidèles à l’église que dans le personnage et la vie d’Alin Légarès m’a profondément bouleversée », confie-t-elle. Vie et mort, comme un hommage, prend alors la forme d’une mise en abime, puisqu’elle évoque ces conteur·ses qui font vivre la Mort, et que son écriture finit par prendre elle-même la forme du conte.

© Adeline Rapon

Croiser l’esthétisme et le documentaire

Dernièrement, Adeline Rapon a réalisé que ce qui l’aidait le mieux à méditer et à organiser ses idées était « de marcher dans la nature et d’être dans l’eau, le regard tourné vers le ciel ». Ce n’est donc peut-être pas un hasard si peu à peu, au cours de son travail, l’artiste a commencé à creuser le sujet de la spiritualité. Au cours de son court séjour pour la réalisation de ce reportage, l’autrice réalise qu’elle est peut-être plus impliquée dedans qu’elle n’a bien voulu le croire jusque-là. Si bien que dans le texte, Adeline Rapon envisage la Vie et la Mort comme des personnages qui finissent par l’accompagner elle-même, à travers les fantômes de ses ancêtres, et les chants des conteur·ses qui résonnent en elle. 

« Trinité, la ville où j’ai commencé mon reportage, est celle d’où vient ma famille paternelle et mon grand-père, qui était ébéniste, en était un acteur assez important, raconte-t-elle. Je ne sais pas si les hasards existent, mais il a été dans chaque échange, au point de devenir un personnage à part entière dans ce récit, me forçant d’une certaine façon à avoir un rapport bien plus émotionnel au sujet de la série. » Inévitablement, l’artiste au cours de son enquête est touchée personnellement, tant et si bien que les rencontres semblent ressusciter ses ancêtres. Au fil des images, la série Vie et mort capture les gestes qui entourent les rituels funéraires, du geste du pinceau pour redorer les lettres en bronze qui marquent les tombes, au recueillement de chacun·e à l’église. À travers les nombreux jeux de miroirs et les effets de double exposition, l’on comprend que son sens est à l’image de son titre : la mort se reflète dans la vie, et elle peut être célébrée chaque jour, par le pouvoir de la parole et du chant.

© Adeline Rapon
© Adeline Rapon
© Adeline Rapon

© Adeline Rapon
© Adeline Rapon
À lire aussi
« Fanm Fô » : l'ode aux femmes antillaises par Adeline Rapon
« Fanm Fô » : l’ode aux femmes antillaises par Adeline Rapon
Invitée des Rencontres photographiques du Xe, l’artiste et influenceuse aux multiples casquettes Adeline Rapon présente Fanm Fô – femmes…
20 novembre 2021   •  
Écrit par Ana Corderot
Hawwa : Amber Hakim et l’évasion par la foi
© Amber Hakim
Hawwa : Amber Hakim et l’évasion par la foi
Dans les photographies d’Amber Hakim, la puissance de son héritage domine. Une source d’inspiration sans limites puisant dans les…
20 octobre 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Hailun Ma, pour l'amour du Xinjiang
© Hailun Ma, Kashi Youth (2023) / Courtesy of the artist, Gaotai Gallery and PHOTOFAIRS Shanghai (25-28 avril, Shanghai Exhibition Centre)
Hailun Ma, pour l’amour du Xinjiang
Que savons-nous de la vie des jeunes de la province du Xinjiang, en Chine ? Probablement pas grand-chose. C’est justement dans une...
26 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Quand les photographes utilisent la broderie pour recomposer le passé
© Carolle Bénitah
Quand les photographes utilisent la broderie pour recomposer le passé
Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les...
25 avril 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les femmes s'exposent à Houlgate pour une nouvelle édition !
© Alessandra Meniconzi, Mongolia / Courtesy of Les femmes s'exposent
Les femmes s’exposent à Houlgate pour une nouvelle édition !
Le festival Les femmes s'exposent réinstalle ses quartiers dans la ville normande Houlgate le temps d'un été, soit du 7 juin au 1er...
24 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Dans l’œil de Kin Coedel : l'effet de la mondialisation sur les regards
© Kin Coedel
Dans l’œil de Kin Coedel : l’effet de la mondialisation sur les regards
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Kin Coedel, à l’origine de la série Dyal Thak. Dans ce projet poétique, dont nous vous parlions déjà...
22 avril 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Le passé artificiel de Stefanie Moshammer
© Stefanie Moshammer
Le passé artificiel de Stefanie Moshammer
Les images de Stefanie Moshammer s’inspirent d’expériences personnelles et de phénomènes sociaux, à la recherche d’un équilibre entre...
Il y a 5 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Instax mini 99 : les couleurs instantanées d’Aliocha Boi et Christopher Barraja 
© Christopher Barraja
Instax mini 99 : les couleurs instantanées d’Aliocha Boi et Christopher Barraja 
La photographie analogique ne cesse de séduire un large public. Pour Fujifilm, Aliocha Boi et Christopher Barraja s’emparent de l’Instax...
26 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
© Isabelle Vaillant
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
Jusqu’au 19 mai 2024, la photographe Isabelle Vaillant investit L’Enfant Sauvage, à Bruxelles, en proposant une exposition rétrospective....
26 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Hailun Ma, pour l'amour du Xinjiang
© Hailun Ma, Kashi Youth (2023) / Courtesy of the artist, Gaotai Gallery and PHOTOFAIRS Shanghai (25-28 avril, Shanghai Exhibition Centre)
Hailun Ma, pour l’amour du Xinjiang
Que savons-nous de la vie des jeunes de la province du Xinjiang, en Chine ? Probablement pas grand-chose. C’est justement dans une...
26 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill