Nanténé Traoré : Tu vas pas muter ou la douceur d’une transition

13 octobre 2023   •  
Écrit par Milena Ill
Nanténé Traoré : Tu vas pas muter ou la douceur d'une transition
© Nanténé Traoré
© Nanténé Traoré, images of devotion, 2022
© Nanténé Traoré, Notre-Dame des Fleurs – Anthony, 2022
NanténéTraoré
« « Tu vas pas muter » est une histoire d’injection, de tendresse et de transmission individuelle. (…) J’ai voulu proposer une narration différente des personnes trans hormonées, montrer que nous étions des personnes comme tout le monde, sortir du subversif, du folklorisme qui peut nous être attribué. »

Avec Tu vas pas muter, Nanténé Traoré envisage les moments d’injection d’hormones pour les personnes en transition comme des rituels, des moments en communauté, et de cheminement vers une confiance mutuelle. En puisant dans son expérience personnelle, le photographe et écrivain archive en images la force symbolique de ces gestes quotidiens en même temps que la beauté intime des corps trans. Rencontre.

Fisheye : Qui es-tu, Nanténé Traoré, et comment es-tu devenu photographe ?

Nanténé Traoré : Je m’appelle Nanténé Traoré, à la fois photographe, artiste visuel et auteur, représenté par la Galerie Sultana, à Paris. J’ai 29 ans, et je vis en banlieue parisienne. Je viens d’une famille d’obsédé·es de l’image, notamment mon père, lui aussi photographe, qui a beaucoup travaillé dans les milieux de la mode et de la beauté. Au départ, pourtant, je voulais écrire des livres. Je suis entré aux Beaux-Arts de Nantes en 2013, sans savoir vraiment ce que j’allais y faire, et j’ai commencé à travailler principalement sur le collage digital et les narrations visuelles expérimentales, notamment via la vidéo. J’utilisais beaucoup d’images d’archives, de choses que je trouvais sur Internet. J’ai commencé à faire de la photographie parce que j’arrivais au bout de mes banques d’images trouvées, et que j’ai eu besoin d’en créer moi-même. C’est avec mon premier projet photo, Que serais-je devenue sans moi ?, qui documentait la vie d’adolescentes et de jeunes femmes, que j’ai vraiment commencé à faire de l’argentique. C’était en 2018, un peu avant la naissance de ma fille. 

Comment décrirais-tu ton approche ?

Il y a quelques années je suis tombé sur une masterclass de Valère Novarina (auteur de théâtre et metteur en scène, NDLR) sur France Inter. Il y disait « chercher à en savoir tous les jours un peu moins que les machines ». J’essaye de faire ça, parce que c’est une approche reposante. Je ne travaille pas en numérique, j’aime l’obligation d’économie d’image et l’aspect aussi logique que magique que l’on peut trouver dans l’argentique.

L’image, dans mon travail, va toujours servir une histoire. Et pourtant elle m’échappe souvent, malgré toutes les précautions que je puisse prendre pour la plier à ce que je désire en faire : une image, ça existe sans nous. C’est un peu paradoxal, d’avoir un rapport à la fois utilitaire et absolu face à l’image, mais c’est bien là toute sa complexité. Je garde en tout cas en tête une chose en permanence : je fais extrêmement attention à être doux avec les personnes que je photographie. Ce n’est pas mon travail de fragiliser les gens pour leur arracher un cliché. ll n’y rien de pire qu’un·e photographe qui a une idée arrêtée de ce que l’image va être, et ne va pas du tout prendre en considération ses modèles. Cela se voit sur la photo, quand on n’a pas écouté les gens, et il n’y a rien de pire.

Qu’est-ce que tu as voulu raconter avec Tu vas pas muter ?

Tu vas pas muter est un projet qui a d’abord été pensé à quatre mains – ou à quatre yeux, si tu préfères ! Un·e ami·e journaliste, Eva-Luna Tholance, devenu·e doula désormais, souhaitait travailler sur les méthodes d’injection hormonales en intra-communautaire. Iel m’a proposé de réaliser les photos, qui auraient illustré ses textes journalistiques. Très vite, nous nous sommes rendu·es compte toustes les deux que nous n’avions pas envie des mêmes choses. Je préférais raconter les histoires individuelles des personnes rencontrées, plutôt que d’avoir un regard global sur le sujet, avec une approche photo-journalistique – chose dont je suis bien incapable. Nous avons décidé de couper court au projet initial, et j’ai commencé à réfléchir de mon côté à Tu vas pas muter, une histoire d’injection, de tendresse et de transmission individuelle. J’ai travaillé deux ans sur ce projet, d’abord un peu à l’aveugle, puis de plus en plus précisément. 

Avec ce projet, j’ai voulu proposer une narration différente des personnes trans hormonées, montrer que nous étions des personnes comme tout le monde, sortir du subversif, du folklorisme qui peut nous être attribué. J’ai voulu aussi montrer les chaînons de solidarité entre personnes trans, mais également les moments de doute, de peur, de remise en question. C’est important d’en parler, même pour nous. Je crois que c’est globalement comme ça qu’il a été reçu, comme un projet qui parle de transmission, par les personnes concernées mais aussi par des personnes cis qui ont pu mieux comprendre nos vécus et ceux de leurs proches trans. 

Quelle fut ta démarche ?

La démarche était très simple : j’ai commencé par suivre des personnes de mon entourage qui s’injectaient des hormones sans passer par un·e infirmière, puis, le bouche à oreille faisant, j’ai commencé à prendre en photos plein d’autres personnes qui avaient ce parcours-là. J’allais chez les gens, je sortais mon appareil photo, on discutait un peu puis je shootais pendant l’injection. Il a fallu composer avec des lumières d’intérieur parfois un peu compliquées, gérer le manque de recul des appartements parfois exigus, mais je faisais toujours la même chose. Rien n’est mis en scène, c’est juste des personnes dans leur quotidien qui font leur injection d’hormones. 

Après quelques mois, je renvoyais les photos aux personnes photographiées et, si iels le souhaitaient, leur demandais de m’écrire un texte à propos de ces images. Ces textes sont d’ailleurs peut-être même plus importants que les photos dans ce projet, car ils sont complètement libres. Ils apportent tellement de visions différentes sur ce qu’est un parcours de transition, et permettent de comprendre également toute la tendresse que l’on peut ressentir pour sa communauté et ses proches lors de ces moments d’injection partagés. 

© Nanténé Traoré
© Nanténé Traoré, Le Cyclope, 2022
© Nanténé Traoré, Nicky, 2023
© Nanténé Traoré, Les voyages immobiles, 2020
NanténéTraoré
« En transitionnant, on ne mute pas, mais on perd sa peau. On accepte sans s’en rendre compte de passer le reste de sa vie à la réinventer constamment.  »
© Nanténé Traoré, How does it make you feel, 2023
© Nanténé Traoré, Notre-Dame des Fleurs – Nathan, 2023
© Nanténé Traoré, Tu bois parfois l’oubli, 2022

Tu décris les moments d’injection d’hormones qui ont à la fois tout et rien à voir avec les injections dans le cadre médical. Qu’est-ce que tu en penses ?

Tout à fait. Je crois que lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet, j’avais déjà en tête qu’il fallait montrer que ces moments d’injection étaient pluriels, et j’avais hâte de voir ce que chacun·e y mettait. J’ai tellement appris au cours de ces deux années de travail, aussi bien en matière de techniques d’injection qu’en terme de ressenti personnel propre à chacune des personnes photographiées. La confiance qu’iels m’ont confié a été un véritable moteur pour Tu vas pas muter, et c’est aussi pour cela que c’est un projet que je chéris et que je porterai toujours dans mon cœur.

Même si je suis trans, je crois que j’ai peu de prise sur ma propre transition – je passe un peu à travers, je garde peu de traces, comme la plupart des personnes trans que je connais d’ailleurs. C’était doux de pouvoir se reconnecter à cet espace-là via ce projet, et aussi de proposer aux personnes photographiées des traces matérielles, visuelles, de leur propre transition. Ces moments d’injection sont souvent des prétextes pour se retrouver, pour se parler, pour s’apporter du soin. C’est quelque chose qui est très présent dans le projet, et même si je savais que nos communautés étaient fortes pour se soutenir en interne, je crois que travailler sur ce sujet m’a vraiment confirmé ça. J’ai souvent été ému par les histoires que j’ai pu photographier, aussi parce qu’elles parlent presque toutes de refaire famille autrement. 

Le projet est nourri de textes écrits par des ami·es à toi, dont Bobby Chalard ou Tal Madesta, qui relatent leurs propres peurs, rêves, impressions liés à ces moments. De quoi témoignent-ils, pour toi ?

Effectivement, j’ai suivi de près Bobby et Tal, étant très proches des deux. Tal, notamment, est mon meilleur ami, et j’ai eu la chance de suivre un certain nombre de ses injections. Bobby m’a confié les images de sa toute première, alors que je l’ai rencontré bien avant sa transition sociale. C’était vraiment chouette que les deux, qui sont également auteurs, puissent ajouter leurs textes au corpus global – des textes justes, honnêtes, poétiques, qui témoignent vraiment de la pluralité des vécus de transition.

Chaque personne met quelque chose de tellement différent, et de si personnel derrière chaque injection, que mon travail d’images devait obligatoirement être doublé de ce témoignage textuel. Autrement, je pense que le projet aurait été incomplet. Cela permet aussi de sortir de l’idée de l’omnipotence d’un artiste, et de se rappeler qu’il n’y a personne qui sache mieux parler des gens que les personnes elleux-mêmes. Partager ces textes, c’est aussi montrer que le travail d’un artiste est toujours augmenté et accompagné par ses modèles, par les personnes qui l’inspirent. Finalement, Tu vas pas muter est moins mon projet que celui de toutes les personnes qui y ont participé. 

Pourrais-tu revenir brièvement sur le titre de la série ?

Oui ! J’adore ce titre. Il est directement extrait d’une conversation par SMS que j’ai eue avec mon père. La veille de ma première injection, je lui ai envoyé un message pour lui dire que j’avais un peu peur, et aussi pour le prévenir que j’allais changer physiquement, que le processus était enclenché. Il a simplement répondu : « Tu sais, tu vas pas muter ! ». J’ai trouvé cela très drôle, très juste, et en même temps très beau. Je me suis dit que cela ferait un bon titre pour la série. 

Depuis, on en a pas mal reparlé, et je crois que je suis quand même mutant. Lui pensait aux X-Men, moi je pensais aux serpents – nous avions tous les deux raison. On ne mute pas, mais on perd sa peau. En transitionnant, on accepte sans s’en rendre compte de passer le reste de sa vie à la réinventer constamment. Chaque jour nous offre une nouvelle image de nous-mêmes, aucune injection ne se ressemble, d’ailleurs, puisque d’un jour à l’autre nous ne sommes plus la même personne.

© Nanténé Traoré, L’Arcadie, 2022

Comment décrirais-tu l’état actuel des choses aux niveaux politique et social pour les personnes trans ?

Aujourd’hui, la situation des personnes trans, et notamment des personnes transfem (personnes qui ont été assignées à un homme à la naissance, NDLR), plus particulièrement racisées, est catastrophique, en France comme partout ailleurs. De nombreux droits fondamentaux nous sont retirés partout dans le monde, plus ou moins frontalement. On a beaucoup parlé de la situation aux États-Unis, mais ce n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Les transitions médicales sont souvent coûteuses, les parcours encore trop stigmatisés. Les personnes trans peuvent et savent d’ores et déjà s’organiser pour faire valoir leurs droits, mais nos communautés sont par défaut précaires et isolées.

Qu’est-ce qui t’inspire pour créer tes images ?

Internet, et tout ce qu’il englobe – les memes, Reddit, Tumblr, les blogs obscurs. Ma fille, mes ami·es, mon amoureux, mes soeurs, les gens dans la rue. Je suis rarement déçu par ce qui m’entoure, en terme d’inspiration : le monde est quand même extrêmement riche, et extra saturé. Mais les premières images qui m’ont marquées et qui me donnent encore de la matière pour créer, je les aies trouvées dans le cinéma – en particulier celui de Gregg Araki, de Leos Carax , Bruce LaBruce ou encore Claire Denis.

Je suis aussi très souvent marqué et inspiré par des œuvres de peinture. Récemment, j’ai par exemple redécouvert le travail de la peintre allemande Paula Becker, et Odilon Redon m’a beaucoup aidé à développer la manière dont je composais mes images. J’écoute beaucoup de musique qui m’aide à créer des images – j’ai été très marqué par la scène shoegaze et le groupe My Bloody Valentine, mais aussi le travail de Kazu Makino, de Kim Gordon ou de Björk. La plupart des titres de mes photos sont d’ailleurs des paroles de chanson. En photo, j’aime autant les artistes classiques comme Peter Hujar, que celleux qui ont poussé l’image dans ses retranchements, comme Andrea Giaccobe ou Nick Knight. Le petit livre de Bob Carlos Clarke, The Agony and The Ecstasy, reste aussi une référence importante dans mon travail. Et, bien sûr, beaucoup d’auteurs et d’autrices, comme Véronique Ovaldé, Sarah Kane ou Édouard Levé, et plus récemment Gabriel Gauthier.

Une image que tu aimerais commenter ?

Depuis six mois environ, je change de cadrage. Cela se fait tout doucement, je suis passé du très gros plan à quelque chose de beaucoup plus aéré. Comme je le disais précédemment, je suis frustré de ne pas savoir peindre, et plus j’avance dans mon travail visuel, plus je pense à la peinture, et plus j’aime les images qui sont comme des peintures. J’aime les choses symétriques, simples, centrées, les compositions végétales et comment on incorpore la lumière là-dedans.

Cette photo est vraiment très éloignée de ce que j’ai pu partager et exposer jusqu’à maintenant, mais je l’aime beaucoup, parce que je crois qu’avec elle, j’ai touché du bout des doigts un rêve de peinture. C’est une photo tirée de la dernière série sur laquelle je travaille, L’inquiétude – qui emprunte d’ailleurs son titre à une pièce de Valère Novarina. C’est une série qui parle des moments de flottement, de l’inaction, de l’attente. Ce sont des photos qui sont très peu habitées, comme ici, même si les modèles sont toujours dans l’image c’est comme si iels étaient mangé·es par le décor, et devenaient une partie de l’environnement. Je crois que ça me fait du bien de m’éloigner des gens, après avoir passé de nombreuses années à travailler sur elleux. 

© Nanténé Traoré, L’inquiétude, 2023

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