Noémi Szécsi : sublimer nos sorcières modernes

19 octobre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Noémi Szécsi : sublimer nos sorcières modernes
© Noémi Szécsi

Dans It cannot rain forever, Noémi Szécsi s’est rapprochée de femmes sorcières. Visions, rêves prémonitoires, magnétisme, remèdes d’antan… La magie est au cœur du récit, et la spiritualité se porte tel un étendard. Une série faisant la part belle aux parts d’ombres et de sensibilité, poussant à une s’ouvrir vers les choses invisibles…

© Noémi Szécsi
© Noémi Szécsi

Fisheye : Peux-tu te présenter ?

Je suis une photographe hongroise et roumaine, née en Transylvanie et vivant à Budapest. J’ai étudié la photographie au MOME Budapest et j’ai terminé ma maîtrise l’été dernier. Depuis, j’essaie d’être adulte et de payer mes impôts…

La photographie était-elle présente dans ton enfance ? 


D’une certaine manière, il n’était pas habituel dans la famille d’immortaliser tous les anniversaires et toutes les fêtes, si bien que je n’ai pratiquement aucune photo de mon enfance. Après avoir commencé à faire des photos, j’ai naturellement commencé à en prendre de mon environnement, de mes ami·es et de ma famille. Ma grand-mère a toujours fait l’objet d’une attention particulière et, cet été, j’ai organisé une exposition avec des photos d’elle prises au cours des dix dernières années. Les photos de mon enfance n’ont donc pas été prises par mes parents, je ne peux compter que sur mon propre point de vue en tant que souvenir. 

À quand remonte ton premier souvenir en photographie ? 

À l’âge de 11 ans, j’ai pris mes premières photos sur pellicule dans un camp d’été, puis nous avons développé et agrandi les images. J’ai décidé à ce moment que je devais faire de la photographie. Mon amour pour la pellicule n’a jamais faibli depuis et je réalise mes projets sur pellicule moyen format. Cette dernière m’apporte l’excitation et les coïncidences liées à l’impossibilité de tout contrôler. Je travaille avec beaucoup plus de concentration lorsque je photographie sur pellicule et j’apprécie beaucoup plus le processus en lui-même.


Pourrais-tu me raconter la genèse de It cannot rain forever ?

J’ai commencé la série en 2020 à cause de ma mère. Mes parents ont divorcé lorsque j’étais adolescente et ma mère s’est retrouvée dans une situation à la fois très étrange et intéressante après le divorce. Elle a commencé à s’intéresser à la sorcellerie et à d’autres tendances spirituelles. Mon incompréhension initiale a été remplacée par la curiosité et j’ai pensé que si je rencontrais plus de sorcières, je pourrais mieux comprendre ma mère…

© Noémi Szécsi
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© Noémi Szécsi
© Noémi Szécsi


Quel rôle tient la sorcellerie dans ta vie ?

Cela fait presque trois ans que je travaille sur ce projet et j’aimerais le poursuivre pendant encore deux ou trois années. C’est pourquoi j’essaie de rester dans une certaine limite, je ne veux pas que cela interfère trop dans ma vie quotidienne. Dès le début, il était important que les sujets que j’approchais me considèrent comme une « étrangère acceptée ». Par exemple, je nettoie régulièrement les espaces dans lesquels je vis avec de la sauge blanche…


Qui sont ces femmes que tu as rencontrées ? Comment ont-elles réagi au projet ? 

J’ai rencontré la plupart de mes sujets sur des groupes Facebook. J’ai découvert qui étaient les membres actives et je leur ai écrit. J’ai pensé qu’il était important de préciser dans le premier message que je réalisais un projet photographique et que je n’étais pas une simple passionnée de sorcellerie. Si rencontrer et photographier des inconnu·es fait toujours partie intégrante de mon travail, je n’ai jamais eu autant de facilité à le faire. Presque toutes les femmes que j’ai approchées ont dit oui du premier coup. Les premières rencontres ne sont jamais qu’une simple conversation, c’est l’occasion d’établir une confiance mutuelle et ce qui est dit pendant la rencontre m’aide toujours à penser en termes d’images. Les séances photo se déroulent généralement dans des lieux qui sont importants pour elles et j’essaie d’être très flexible à ces occasions, je ne veux pas leur imposer un certain rôle qui, selon moi, pourrait devenir une photo. Je leur permets d’habiter les portraits – que je leur envoie toujours par la suite – et jusqu’à présent, heureusement, elles les ont aimés. 


Quels sont leurs liens à la sorcellerie ? Que pratiquent-elles ?

 D’après mon expérience, chaque femme que j’ai rencontrée avait une présentation et une pratique de la sorcellerie différentes. On peut considérer qu’il s’agit d’un mode de vie do it yourself, d’une religion. Elles puisent dans de nombreuses choses et, par conséquent, les coutumes païennes et les différentes cultures peuvent être mélangées dans la pratique d’une sorcière en particulier. Comme chacune d’entre elles définit ses propres capacités d’une manière singulière, elles ne peuvent pas être classées dans un grand groupe particulier de magnétiseuse ou médium… 

Qu’en est-il des objets et des grigris photographiés ? Quels rôles jouent-ils ? 

Au début du processus de travail, il m’a été difficile de m’éloigner des formes habituelles de représentation visuelle de la magie. Ces histoires sont à la base des images que je recrée. Le contact personnel vécu lors des portraits et des images semi-documentaires est mélangé avec les natures mortes, c’est la méthode de travail qui a le mieux fonctionné pour moi jusqu’à présent. 

© Noémi Szécsi
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© Noémi Szécsi
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NoémiSzécsi
« L’appartenance est un besoin élémentaire de l’individu, et les femmes que j’ai rencontrées ont certainement besoin de sentir que leur présence dans le monde est significative… »

Certains des visages photographiés sont assez dûrs. Que disent-ils de ces femmes et de leur place dans notre société ? 

Je préfèrerais utiliser le terme « fort ». Pour moi, le mot « sorcière » n’est qu’un adjectif qui englobe la douleur de siècles de souffrance, la subordination qui en découle au sein de la société et le pouvoir des femmes qui ont enduré la vulnérabilité. Pourtant, les femmes que j’ai rencontrées ont été capables de transformer ces forces difficiles et souvent négatives. Si leur rôle dans la société a changé, selon moi, la stigmatisation est toujours présente. 

Quelles ont été tes inspirations pour la composition de cette série ? 


J’ai surtout lu de la littérature féministe sur le thème de la sorcellerie, car je voulais rester aussi concentrée que possible sur le sujet. Les écrits de Silvia Frederici ont été les plus influents. Elle met en évidence des contextes sociaux que j’ai toujours portés en moi et qui m’ont aidée à trouver des solutions, à me forger mes propres opinions, que je peux montrer dans les images. 

Tu évoques les contes de fées et l’idée fait que les sorcières ont toujours été considérées comme les « mauvaises filles ». Considères-tu cette série comme un conte moderne, où les sorcières seraient des héroïnes ? 


Tout en travaillant sur la série, j’ai également rédigé ma thèse sur les protagonistes féminines des films giallo qui, selon mon hypothèse, sont l’incarnation de la sorcière moderne. Le giallo est un genre de film d’horreur très populaire en Italie dans les années 1970. Les réalisateurs de giallo ont axé leurs films sur les conditions sociales de l’époque, qui évoluaient rapidement et intensément, et sur la frustration des hommes à l’égard des femmes. Le danger inhérent au personnage de la femme sûre d’elle est une crainte permanente des hommes, car un être conscient est plus difficile à gérer, à manipuler et à contrôler. Les personnages féminins des films giallo sont l’incarnation de cette peur. Elles sont indomptables, dangereuses et pleinement conscientes du pouvoir de leur corps et de leur sexualité. En outre, il existe de nombreux exemples où le personnage de la sorcière a été utilisé comme symbole d’une femme forte et indépendante. L’un des objectifs de la série est de renforcer cette image. 

Parallèlement aux détails de la réalité qu’elles vivent, je présente un univers visuel dans lequel le mot « sorcière » n’est qu’un adjectif, qui englobe la douleur de siècles de souffrance, la subordination qui en résulte au sein de la société et le pouvoir des femmes qui ont enduré la vulnérabilité. Il proclame le pouvoir des femmes vulnérables qui, se retrouvant dans leur exclusion, créent une communauté pour elles-mêmes. L’appartenance est un besoin élémentaire de l’individu, et les femmes que j’ai rencontrées ont certainement besoin de sentir que leur présence dans le monde est significative, et que leurs croyances, leurs opinions et leurs visions du monde sont appréciées.

© Noémi Szécsi

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Pourrais-tu m’en dire davantage sur cette image de la bouche ouverte et des papillons. Que représente-t-elle ? 


Ces femmes partagent souvent leurs rêves dans des groupes Facebook. Cette image est inspirée d’une de ces publications. Dans son rêve, la femme mangeait un papillon et demandait au groupe si cela pouvait être un mauvais présage, car elle est enceinte et craignait que ce soit un signe de son enfant à naître. J’ai tout d’abord été captivée visuellement par le post et j’ai voulu le reconstituer. En outre, il était intéressant pour moi de découvrir le contexte dans lequel elle était capable de penser cela : pour elles, tout est potentiellement un signe qui a une incidence sur la vie. C’est également l’objectif des autres natures mortes : transmettre quelque chose de plus que ce que l’on voit. 


Depuis cette série, ton rapport à la sorcellerie a-t-il évolué ?

Je me suis rendu compte que, où que j’aille, je suis sûre de rencontrer des sorcières. J’ai passé deux mois aux Pays-Bas l’année dernière dans le cadre d’un programme de résidence et j’ai rencontré des femmes merveilleuses. Mon objectif pour les prochaines années est d’aller dans beaucoup de lieux différents et de rencontrer autant de sorcières que possible. Pour moi, le processus de prise de vue est toujours plus intéressant et l’image terminée n’est que la dernière étape. J’ai l’impression d’être devenue plus sensible et plus réceptive au cours de cette série. La sorcellerie me semble être un mode de vie alternatif, capable de servir de guide aux problèmes contemporains en utilisant des modèles universels et anciens. 

© Noémi Szécsi

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