« Notre civilisation se situe en plein coeur d’un no man’s land »

05 juin 2018   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Notre civilisation se situe en plein coeur d'un no man's land »

Marcus DeSieno est passionné par les progrès de la technologie et son impact sur notre monde. Pour réaliser No Man’s Land : a view from a surveillance state, il a piraté des caméras de surveillance, à la recherche de paysages déserts du monde entier. Rencontre avec un artiste engagé.

Fisheye : As-tu un intérêt particulier pour la technologie ?

Marcus DeSieno : Je suis fasciné par l’évolution de la technologie photographique et des machines optiques, et par la manière dont elles ont changé notre perception du monde. Dans mon travail, je mélange souvent des processus photographiques anciens à des technologies contemporaines pour susciter un débat. L’appareil photo, cette machine, nous a changés à tout jamais. L’invention de la photographie a déclenché un changement immuable dans la perception humaine.

Peux-tu nous expliquer le concept de No Man’s Land : view from a surveillance state ?

Dans une culture régie par l’électronique, et de plus en plus intrusive, comment pouvons-nous délimiter les sphères entre public et privé ? Ma série interroge sur les manières dont les technologies de surveillance ont changé notre relation et notre compréhension du paysage. Pour réaliser ce projet, j’ai piraté des caméras de surveillances et des webcams publiques, à la recherche d’images de paysages « classiques ». Le produit final propose une enquête sur l’espace, les frontières et le pouvoir. Cette volonté de surveiller un lieu à travers des caméras sous-entend que l’homme domine cet espace.

Quelles interrogations souhaites-tu soulever à travers cette série ?

Comment, en tant que « communauté mondiale » pouvons-nous faire pour dénoncer ces problèmes de surveillances clandestines et d’abus gouvernementaux ? Remettre en question la nature envahissante de la surveillance par caméra est essentiel dans notre société actuelle. À travers No Man’s Land, j’espère décrédibiliser ce contrôle social que l’on découvre seulement en exploitant nos technologies.

Pourquoi ce titre ?

J’aime l’idée d’un espace incontesté et indéfini. Pour moi, ces photos peuvent être mises dans cette catégorie. La notion de “No Man’s Land” évoque des paysages nus, désolés. Si le terme définit originellement les territoires vides séparant deux armées lors de la Première Guerre mondiale, la notion d’un espace déserté à cause d’une peur perdure et fascine. Il fait écho aux doutes liés à la technologie de surveillance, à la manière dont elle a changé notre compréhension du territoire, et à ses conséquences sur notre consommation des biens naturels, dans cette ère digitale. Nous sommes actuellement une civilisation qui se situe en plein cœur d’un no man’s land.

© Marcus DeSieno

Comment t’es-tu immiscé dans ces caméras ?

Lorsque j’ai découvert l’existence de ces caméras aux quatre coins du monde, j’ai su que je voulais travailler avec elles. Ce projet a pris du temps – beaucoup de recherches et de remises en question. Comment utiliser ces outils pour alimenter le débat autour de la surveillance, tout en le faisant avec éthique ? Je n’avais jamais piraté des caméras avant, mais je peux vous dire que c’était facile. C’était même terrifiant de voir à quel point. J’ai lancé une première recherche Google « Comment pirater des caméras de surveillance », et dans l’heure suivante je me baladais d’un continent à l’autre depuis mon ordinateur.

Comment as-tu retouché ces photographies ?

J’ai photographié mon écran à l’aide d’un appareil grand format, puis j’ai imprimé les négatifs sur du papier ciré. C’était un moyen pour moi d’ajouter ma patte à ces images, et de jouer avec la pixellisation évidente de ces caméras basse définition. Je connais bien ce procédé antique, je l’ai découvert alors que je travaillais dans un atelier spécialisé dans les techniques venues du 19e siècle, je l’ai utilisé plusieurs fois dans mon travail depuis. En dissimulant l’origine digitale de ces images, mon projet acquiert une intemporalité intéressante, et une lecture plus complexe.

Pourquoi avoir choisi de te focaliser sur des paysages ?

J’ai toujours été attiré par les paysages. J’ai longtemps été passionné par la mythologie de l’American West, et les photographies iconiques de la Frontière. Je collectais les stéréogrammes des études géologiques d’époque – ces appels au peuple, pour qu’ils viennent s’installer sur le territoire et le consommer. J’ai alors réalisé le potentiel du paysage en tant que médium. Me concentrer sur celui-ci m’a donc paru bien plus intéressant que de m’introduire dans l’espace privé de personnes, ou de scruter les ruelles dans un océan urbain. Beaucoup d’artistes se sont déjà penchés sur ce sujet. Le paysage évoque la conquête, la possession, le voyeurisme et la consommation, alors pourquoi ne pas utiliser son histoire pour examiner et critiquer l’importance des technologies de surveillance dans ces espaces que nous habitons ?

Comment t’es venu l’idée en faire un livre ?

Je me suis interrogé sur ma responsabilité, en tant qu’artiste. Je n’ai pas encore réussi à trouver une réponse satisfaisante, mais peut-être que ce désir de publier un livre est venu de mes questionnements éthiques. Notre façon d’utiliser cette technologie en 2018 est un sujet très important, et le sera d’autant plus dans le futur. Mon travail provoquera-t-il chez les lecteurs une envie d’agir ? Peut-être, peut-être pas, mais je ne pouvais me contenter d’observer.

© Marcus DeSieno© Marcus DeSieno

© Marcus DeSieno© Marcus DeSieno

© Marcus DeSieno

© Marcus DeSieno© Marcus DeSieno

© Marcus DeSieno© Marcus DeSieno

© Marcus DeSieno

No Man’s Land : view from a surveillance state, Éditions Daylight Books, 38€, 112 p.

Explorez
Jet Siemons : combien de temps faudra‑t‑il pour qu’on m’oublie ? 
© Jet Siemons
Jet Siemons : combien de temps faudra‑t‑il pour qu’on m’oublie ? 
Dans Hannie & Billo – The Trail Project, Jet Siemons retrace la trajectoire d’un couple, Hannie et Billo, à partir d’un album photo...
18 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
© Valérie Belin
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
L’heure des rencontres « 7 à 9 de Chanel » au Jeu de Paume a sonné. En cette rentrée, c’est au tour de Valérie Belin, quatrième invitée...
16 septembre 2025   •  
Écrit par Ana Corderot
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Couldn't Care Less © Thomas Lélu et Lee Shulman
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Sous le soleil arlésien, nous avons rencontré Lee Shulman et Thomas Lélu à l’occasion de la sortie de Couldn’t Care Less. Pour réaliser...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
La sélection Instagram #523 : loup y es-tu ?
© Ecaterina Rusu / Instagram
La sélection Instagram #523 : loup y es-tu ?
Photographier signifie souvent montrer, dévoiler, révéler. Pourtant, il arrive que ce qui se trouve de l’autre côté de l’objectif ne...
09 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Nos derniers articles
Voir tous les articles
What’s the word? Johannesburg! : L'Afrique du Sud se raconte à la Fondation A
© Afronova Gallery, Alice Mann, Siphithemba Mshengu, 2018.
What’s the word? Johannesburg! : L’Afrique du Sud se raconte à la Fondation A
Accueillie jusqu'au 21 décembre 2025 à la Fondation A, située à Bruxelles, l’exposition What’s the word? Johannesburg! nous présente le...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Jet Siemons : combien de temps faudra‑t‑il pour qu’on m’oublie ? 
© Jet Siemons
Jet Siemons : combien de temps faudra‑t‑il pour qu’on m’oublie ? 
Dans Hannie & Billo – The Trail Project, Jet Siemons retrace la trajectoire d’un couple, Hannie et Billo, à partir d’un album photo...
18 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Ekaterina Perfilieva et l'intime au cœur de la fracture
© Ekaterina Perfilieva, Nocturnal Animals
Ekaterina Perfilieva et l’intime au cœur de la fracture
À la fois distante et profondément engagée, Ekaterina Perfilieva, artiste multidisciplinaire, interroge une contemporanéité...
17 septembre 2025   •  
Écrit par Milena III
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
© Valérie Belin
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
L’heure des rencontres « 7 à 9 de Chanel » au Jeu de Paume a sonné. En cette rentrée, c’est au tour de Valérie Belin, quatrième invitée...
16 septembre 2025   •  
Écrit par Ana Corderot