Avec Odysseus, l’autre monde, Michaël Duperrin livre sa propre interprétation de l’épopée d’Homère. Un récit aux tons bleutés brouillant les frontières entre la vie, la mort, le passé et le présent.
« En lisant les premiers vers de
La Divine Comédie de Dante – “Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure” – j’ai eu un déclic. Arrivé à la moitié de mon existence, comment occuper les années qu’il me reste ? C’est aussi dans cet ouvrage que j’ai croisé la figure d’Ulysse pour la première fois », raconte Michaël Duperrin. En découvrant L’Enfer et L’Odyssée, le photographe a eu l’idée de réaliser lui aussi un voyage de dix ans – aussi long que le retour d’Ulysse à Ithaque – en Méditerranée. Un projet colossal accompagné de nombreuses recherches. « J’ai notamment lu une première traduction de L’Odyssée, celle de Victor Bérard, qui a consacré cinq ouvrages et deux grands voyages à essayer de situer les péripéties de l’épopée dans le monde actuel », explique-t-il.
Odysseus l’autre monde est un récit complexe se composant de différentes strates. Cette aventure débutée en 2012 et terminée en 2016 – « à raison de deux voyages par an », précise l’auteur – mêle une passion pour la littérature et un besoin d’introspection. « J’ai d’abord perçu le personnage d’Ulysse comme un séducteur, un beau parleur. Mais c’est finalement la notion d’expérience qui m’a semblé importante : se perdre, sur dix ans, se chercher soi-même », ajoute-t-il. À Naples, l’artiste s’immerge dans un monde à part. Un espace singulièrement proche de son livre de référence. « Naples abriterait la porte des Enfers. C’est aussi l’endroit où Ulysse rencontre les syrènes dans l’épopée. Il s’agit d’une ville qui m’a attrapé : bordélique, chaotique, mais magicienne », confie Michaël Duperrin, qui consacre la majeure partie de ses écrits à ce territoire italien. Un lieu atypique, où mythologie et réalité semblent interagir plus librement.
La couleur sans nom de l’autre monde
Pensé comme une œuvre totale, Odysseus l’autre monde ne laisse rien au hasard. « Le choix du papier, avec sa tonalité légèrement chaude qui contraste avec la froideur du bleu, son toucher sensuel, la composition du texte, la technique de reliure, le format renvoient à la notion d’incarnation », explique le photographe. Une matérialité faisant écho à la mythologie du monde grec : un monde où tout est visible, sans paradis ni enfer au sens religieux du terme. Titans, dieux et mortels cohabitent alors dans cet univers étrange et passionnant.
Cette « ligne de crête » entre réel et fiction, passé et présent, fascine l’artiste. Il y a, dans ses images, une dimension picturale, rappelant les gravures emblématiques de La Divine Comédie par Gustave Doré. Baignées dans un bleu onirique, les photographies s’affranchissent des dimensions temporelles. « Au retour de mon premier voyage, j’ai suivi un stage d’initiation aux techniques anciennes, et j’ai découvert le cyanotype. Utiliser un procédé de “paléo-photographie” pour raconter cette histoire archaïque m’a paru intéressant », explique l’auteur. Un azur s’affirmant comme un pilier du récit : « En me renseignant sur la couleur, j’ai découvert qu’il n’existait pas de mot pour “bleu” dans la langue d’Homère. Ce n’est qu’en grec classique que l’on retrouve le terme “bleu foncé”, plus tard. Cet adjectif est d’ailleurs utilisé dans L’Odyssée, mais il définit alors Athena, protectrice d’Ulysse, représentée par la chouette », raconte Michaël Duperrin. Un animal dont le regard, brillant sous la lune, évoque le monde de la nuit, celui des puissances surnaturelles. « Tout à coup, tout s’est aligné : comme si le bleu était la couleur sans nom de l’autre monde », déclare le photographe.
Un conte intime
Car à Naples, les frontières s’effacent, et les fantômes du passé semblent refaire surface. Entre images et textes, l’artiste écrit une épopée personnelle, un conte intime, dont le souffle épique prend racine dans les narrations d’autrefois. Les deux formes d’art dialoguent, se rencontrent et se complètent, sans jamais se répéter. « Je souhaitais éviter deux écueils : les illustrations et le commentaire », précise l’auteur. Graphique et poétique, l’ouvrage garde un rythme soutenu, et entremêle trois voix : « les aventures d’Ulysse, ce que je rencontre au quotidien, et mes propres expériences, ma subjectivité qui fait le lien entre les deux autres ». Prenant lui-même la place de son héros, Michaël Duperrin livre sa propre interprétation de ce long périple.
Un voyage profondément personnel dont le point culminant se trouve dans la ville italienne. Encore aujourd’hui, Naples entretient une relation unique à la mort. « Elle est l’un des rares endroits d’occident où ce lien étroit est encore vivant », ajoute-t-il. Présente dans les rues, dans la culture du territoire, celle-ci devient l’écho des puissances divines de L’Odyssée. En jouant avec les époques, le concret et l’imaginaire, le photographe réalise un objet d’art, dont les représentations spectrales et abstraites redonnent au récit classique une bouffée d’air frais.
Le lancement et la signature d’Odysseus, l’autre monde aura lieu le 20 février à 19h30 au BAL. Entrée libre.
Odysseus, l’autre monde, Sun/sun éditions, 35 €, 128 p.
© Michaël Duperrin