Troisième invité du cycle « Le 7 à 9 de CHANEL », le photographe sénégalais Omar Victor Diop a offert au public du Jeu de Paume un moment d’une richesse rare ce lundi 26 mai. Animée par la journaliste Anaël Pigeat et la doctorante en anthropologie Louison Ollivier, cette rencontre a permis de revenir sur les débuts de l’artiste, sa passion pour la couleur, sa pratique de l’autoportrait et l’ampleur politique de son œuvre. Une traversée engagée et généreuse, à l’image de son regard.
« Je jouais au photographe. » C’est par ce souvenir teinté de nostalgie qu’Omar Victor Diop évoque ses débuts, dans la cour de sa maison dakaroise. Il ne pensait pas faire carrière, seulement bricoler des images du dimanche, avec des sacs en jute pour costumes et des ami·es volontaires comme modèles. Pourtant, de cette pratique instinctive naît une trajectoire singulière. Lors de cette troisième édition du 7 à 9 de CHANEL, Louison Ollivier, doctorante à l’EHESS qui s’intéresse à l’évolution de l’image des mannequins noir·es dans le système de la mode, retrace le parcours hors norme de l’artiste. Issu d’une famille de six enfants, fils d’un expert-comptable et d’une avocate, Omar Victor Diop grandit à Dakar, baignant dans un environnement visuel riche : les albums de famille, les portraits en studio, les magazines africains comme Amina Magazine ou Jeune Afrique. Le portrait de son grand-père par Mama Casset, « un monument de la photographie sénégalaise et ouest-africaine », devient également un fil conducteur. « Pendant mon enfance, je n’en avais peut-être pas conscience, mais l’art était présent. J’ai grandi dans ce bouillonnement visuel, peut-être avec un peu moins de musées qu’un jeune parisien, parce que, forcément, on en avait moins et on en a toujours moins. Mais c’est la base de ce qui a été après mon puits d’inspiration pour faire mes images », se remémore le photographe autodidacte.
Son parcours initial le conduit pourtant bien loin des studios photo. Diplômé de l’ESCP, il exerce pendant plusieurs années dans l’univers bureautique avant de basculer dans le vaste monde du 8e art. « C’était terrifiant, ma famille a cru que j’étais devenu fou. J’ai toujours été un garçon qui ne faisait pas de vagues, mais qui avait son imaginaire à lui et qui arrivait à jouer tout seul », confie-t-il. C’est Antoine Tempé, photographe et ami, qui le pousse à candidater aux Rencontres de Bamako. Il candidate alors, sans trop y croire. « Quand j’ai reçu le mail des commissaires, j’ai pensé que c’était une blague. Les conseils d’Antoine m’ont emmené là où je suis », déclare Omar Victor Diop. À ses débuts, il gagne sa vie à Dakar comme photographe publicitaire, ses images s’affichent en grand format dans toute la ville, bien loin des clichés génériques venus de banques d’images. Il était « l’alternative aux photos achetées sur Getty, de couples afro-américains censés représenter des Dakarois·es ». S’il se démarque rapidement, c’est autant par son œil que par sa capacité d’adaptation. « Ma technique, c’était de cacher le manuel d’instruction de mon boîtier dans les toilettes. Je faisais une pause pipi pour vérifier comment gérer l’ISO ou shooter en RAW », confesse l’artiste en riant.
L’image comme miroir, la beauté comme langage
Mais pourquoi la photographie, précisément ? « Parce que c’était l’art le plus accessible. » Une discipline démocratique, immédiate, et surtout, profondément révélatrice. Pour lui, la photo est magique, car c’est un miroir tourné vers la société. À travers l’objectif, Omar Victor Diop trouve un moyen de raconter une réalité souvent absente des représentations dominantes. Dakar, ses visages, ses artistes, ses familles. « J’avais envie de montrer mes ami·es qui montaient des collectifs, qui faisaient des bêtes d’expos, qui étaient cultivé·es, passionné·es, et qui n’avaient pas envie de partir. » Le médium devient alors un outil de réparation, mais aussi d’archive. Il poursuit : « Mon père est né avant la Seconde Guerre mondiale, quand Dakar n’était pas encore une ville. Il m’a transmis ce monde-là, notamment à travers des images. » Un héritage visuel qu’il prolonge aujourd’hui, image après image, dans une volonté tenace de faire exister d’autres récits. Pour lui, « la photo permet de dire tellement plus qu’une seconde dans la vie de quelqu’un et puis, faire un portrait, c’est envoyer une carte postale au futur ».
À la question d’Anaël Pigeat, critique d’art, sur la notion de beauté en photographie, Omar Victor Diop répond sans détour : « C’est un outil, un langage. » Dans sa série Fashion 2112, exposée aux Rencontres de Bamako en 2012, il met en scène un futur fictif, où l’élégance naît du recyclage. Pour lui, le beau est un moyen d’atteindre le regard, de créer du lien, de formuler une idée. À ce sujet, il affirme être son premier public : « J’ai besoin que mes images me fassent du bien. » La couleur, quant à elle, s’invite de manière intuitive dans les travaux de l’artiste. Il évoque le bleu pour sa fraîcheur, le rouge pour son intensité, mais aussi l’absence de couleur, les dégradés, les halos qui favorisent l’onirisme. « Les couleurs sont le langage des émotions », affirme-t-il, en citant le peintre congolais Chéri Samba. Mais la beauté, chez lui, ne se limite pas à l’esthétique, elle réside dans l’affirmation de soi. En témoigne sa série Studio des vanités où de jeunes Dakarois·es prennent la pose devant son objectif. Ce n’est pas leur beauté qui l’intéresse, mais leur amour-propre.
Autoportrait, écologie et humour : un art en expansion
C’est avec la série Diaspora, en 2014, qu’Omar Victor Diop amorce un tournant décisif dans son travail. Il y incarne des personnages historiques noirs ayant marqué leur époque, de Jean-Baptiste Belley à Juan de Pareja, en passant par des figures indiennes ou sud-américaines. Se glissant lui-même dans chaque rôle, chaque portrait, inspiré de peintures anciennes, devient autoportrait. « C’est une façon de naviguer dans le temps et de se voir dans l’histoire de ces êtres humains, qui sont certes noirs, mais qui ont été des bébés donnés en cadeau diplomatique. Ils sont devenus, malgré, envers et contre tout, des philosophes, des scientifiques, des confidents, de souverains, des diplomates », résume-t-il. Plus tard, avec Liberty, il multiplie encore son image, cette fois pour représenter des mouvements forts qui ont marqué l’histoire : des marches de Selma à Montgomery à la révolte estudiantine des jeunes de Soweto sous l’apartheid, en passant par les Black Panthers et Black Lives Matter. À travers ces clichés, le photographe construit une archive visuelle des luttes noires, entre hommage, pédagogie et mémoire. Et lorsque son neveu lui dit, en découvrant une de ces images, que son histoire avec la France ne commence pas avec l’arrivée de sa mère en 1986, mais bien plus tôt, le message est passé. « C’est exactement ce que je voulais transmettre », avoue-t-il avec fierté.
Depuis, Omar Victor Diop explore d’autres récits. Avec Allégoria, il place l’écologie au cœur de son travail en créant des tableaux oniriques peuplés de végétaux et d’animaux. En abordant la question climatique avec une esthétique de fable visuelle, il fait de l’image un outil d’éducation. « J’aimerais que la conscience écologique ne reste pas cantonnée aux villes et aux milieux intellectuels », déclare-t-il avec justesse. Et pour rappeler que tout sujet peut être abordé sans renoncer à la légèreté, il collabore avec Lee Shulman sur la série Being There, où il s’insère dans des photographies familiales américaines des années 1950 et 1960. Il y joue un personnage invisible, souriant et anachronique, comme s’il avait toujours été là. « Mon sourire, dans ces images, c’est un sourire narquois. Je sais bien que je n’étais pas censé être là. Mais c’est justement ce décalage que je veux montrer : l’absurdité de penser qu’on peut vivre séparés selon la couleur de peau. On est heureusement condamnés à vivre ensemble, alors autant bien le faire », s’amuse-t-il. Dans cette dernière œuvre, comme dans toute sa pratique, l’humour devient un acte de résistance. Un moyen de dire l’histoire autrement, avec douceur, mais avec force.