Fisheye : Certains de tes tirages sont actuellement présentés dans le cadre de l’exposition Persona. Comment perçois-tu cette thématique ?
Arielle Bobb-Willis : J’ai toujours voulu me voir dans mon travail, toujours été intéressée par ce à quoi pourrait ressembler un portrait de moi-même sans que je sois physiquement présente dans le cadre. Lorsque j’ai commencé à prendre ces photos, je me suis donc tout naturellement demandé ce qu’était un portrait, comment je pouvais capturer ma personnalité, mes expériences, mes échecs, mes désirs, ma honte, mon bonheur et mon amour sans avoir à montrer mon visage ou mon corps pour autant. La photo s’est tout de suite présentée comme une bulle dans laquelle je n’ai pas à me poser de questions. Et pour quelqu’un qui, comme moi, remet tout en cause, cette échappatoire a été la plus grande et la plus pure des bouffées d’air frais que j’ai jamais prises.
Ce thème de Persona peut faire référence au masque, celui du théâtre ou celui que l’on peut porter en société. Dans chacun des cas, celui-ci peut dire autant qu’il peut dissimuler. Que souhaites-tu raconter et cacher ?
C’est une très belle question. J’ai passé la majeure partie de ma vie à me cacher, à me conformer et à me faire toute petite. Je pense que j’ai tu un certain nombre de mes besoins parce que je pensais que j’en faisais trop. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me donner la permission d’être qui je suis, de ne plus contenir ce que je voulais exprimer ni comment je voulais le faire. Généralement, les gens projettent leurs peurs sur les autres et mon travail est une représentation physique de ce que rejeter tout cela, de toutes les manières possibles, signifie. À travers mes images, j’espère montrer aux autres que dans l’art, il n’y a pas de règles et que l’on peut, très honnêtement, faire ce que l’on veut. Laissez tomber la pression de tout maîtriser et lancez-vous. Persévérez dans votre processus créatif, même si le résultat ne ressemble pas à ce qui est attendu de vous.
Au travers de tes portraits, quelle représentation de toi-même souhaites-tu donner à voir ?
Mes photos représentent la dualité de l’être humain. Ce peut être, par exemple, cette tension de s’aimer soi-même tout en travaillant sur un traumatisme, des émotions conflictuelles… Cette dichotomie m’intéresse beaucoup. Je me demande comment autant de facettes de nous-mêmes peuvent exister en même temps. En ce qui me concerne, j’essaie toujours de leur laisser assez de place pour qu’elles puissent se manifester librement, sans craindre de jugement. Plutôt que le résultat, c’est tout le processus de création qui me semble être le plus important. C’est à cette étape que j’ai l’impression d’être au meilleur de ma forme. À ce moment-là, je suis tout le contraire de l’Arielle de tous les jours, qui peut être dure avec elle-même, calme et réservée. À travers mon travail, je peux être ce que je veux et assouvir ma curiosité. Je me suis bâti un espace où je me sens belle, courageuse, vulnérable et sûre de moi… Tout ce que je crée est merveilleux parce que je l’aime et c’est tout, je me libère de mes propres contraintes !
Tu travailles beaucoup avec les formes et les couleurs vives. Que représentent-elles dans ton œuvre ?
Pour moi, ça n’a jamais été : « Je suis en colère aujourd’hui alors je vais photographier une robe rouge », ou bien : « Je suis triste donc ce sera une chemise bleue ». Mon premier contact avec le monde de l’art s’est fait avec d’incroyables peintres noirs comme Jacob Lawrence, Romare Bearden, Sœur Gertrude Morgan… C’est ce qui m’attire, tout simplement. J’ai également vécu à La Nouvelle-Orléans pendant un certain temps, et l’architecture m’a beaucoup influencée. C’est là-bas que j’ai commencé à prendre toutes les photos que l’on a vues au fil des ans. Cette ville est très importante pour moi. J’y retourne souvent pour prendre des photos, ralentir le rythme et me sentir bien dans ma peau.
Qu’as-tu appris de toi grâce à la photographie ?
Avec la dépression, le monde devient terne : tout est laid, condamné, rien ne semble à sa place. C’est un cycle horrible. J’étais coincée entre ce que j’avais fait dans le passé et la peur de ce que je ferai dans le futur. La photo m’a permis de rester présente et de me concentrer sur ce qu’il se passait devant moi à un moment précis. Pour moi, tout réside dans le moment présent, maintenant. Je me sens tellement ancrée dans la réalité que je suis plus longtemps dans l’instant, je peux le vivre… Cela me pousse chaque jour à voir quelque chose de beau et qui en vaut la peine. Le monde me paraît plus beau que jamais.
Je suis tellement reconnaissante envers celles et ceux qui entrent dans mon petit monde et me laissent prendre quelques photos d’eux. J’apprécie de tout cœur chaque personne qui m’a aidée à m’exprimer. C’est une pratique émotionnelle et je me sens tellement soutenue.
© Arielle Bobb-Willis, courtesy Les Filles du Calvaire