Dans Now is not the right time, un projet multimédia mêlant photographie, texte, vidéo et installation, l’artiste Peter Pflügler tente d’explorer – et de faire la paix – avec un traumatisme longtemps gardé secret : la tentative de suicide de son père. Entretien.
Fisheye : Peux-tu te présenter, Peter ?
Peter Pflügler : Je suis un artiste visuel vivant entre l’Autriche et les Pays-Bas. Mon travail porte sur les notions de secret, de traumatisme intergénérationnel et de silence.
Quelle est ta relation à la photographie ?
Je suis avant tout un danseur et performeur. Mon corps est pour moi un médium, et j’ai commencé naturellement à expérimenter avec la vidéo, avant de me tourner vers la photographie. Je suis à la fois frustré par les limites de cet art, et par sa connexion restreinte au temps, et attiré par ces contraintes. J’aime aussi mélanger les disciplines dans mon travail. Now is not the right time existe d’ailleurs sous plusieurs formes : la photo, le texte, la performance vidéo, et l’installation. J’essaie actuellement de publier ce projet sous la forme d’un ouvrage, mêlant image et écrit pour construire un dialogue – c’est, je pense, la manière la plus appropriée de partager cette série.
Peux-tu nous parler de ton processus créatif ?
J’imagine chaque décor comme si c’était une scène. Je vois d’abord ce qui est là, présent, j’observe. Puis, j’interagis : j’ajoute des détails, je remodèle l’environnement pour qu’il soit plus en phase avec ma propre enquête. Les éléments les plus importants sont souvent cachés derrière la « couche » du quotidien. Je suis persuadé qu’en changeant le rôle d’un objet, d’un lieu, d’une personne, on s’approche de l’essence même de notre recherche. Cependant, mes méthodes demeurent subtiles, mes changements restent petits, et servent à instaurer une certaine confusion : que se passe-t-il ? Est-ce une mise en scène ? Ou une action spontanée ? Cette ambiguïté me plait.
Now is not the right time est un projet très personnel. Pourquoi avoir transformé cette histoire en série photographique ?
Toutes mes œuvres prennent racine dans mon histoire, dans le fait que je garde, depuis plusieurs années, un secret de famille. Lorsque je crée – qu’il s’agisse de danse, de photographie, ou de littérature – je suis toujours inspiré par ce combat intérieur, cette volonté de comprendre l’inconnu. Lorsque j’étais étudiant, un de mes professeurs m’avait dit : « ton fardeau deviendra ton super pouvoir », et cette phrase m’a guidé tout au long de ma création.
Quel est ce secret ?
Lorsque j’avais deux ans, mon père s’est enfoncé dans les bois, avec l’intention de ne jamais en revenir. Si sa tentative de suicide est restée un secret pendant plus de vingt ans, son poids m’a beaucoup marqué, en grandissant. Je ne parvenais pas à m’expliquer le chagrin, les rêves, l’atmosphère étranges, la douleur que je ressentais. Lorsqu’il nous manque des informations, notre réflexe est toujours de nous tourner vers l’introspection. J’avais l’impression d’être brisé. J’évoluais pourtant dans un foyer rempli d’amour, et je me sentais coupable de réagir ainsi. Lorsque j’ai finalement compris ce qui s’était passé, le processus de compréhension, puis d’acceptation a pu être lancé. Aujourd’hui, après de nombreuses années, j’ai finalement décidé de relater mon expérience dans ce projet.
Était-ce une expérience thérapeutique pour toi ?
Je me suis lancé dans ce projet en me disant – naïvement – qu’il n’était pas personnel. Je me percevais à l’époque comme un enquêteur neutre. Avec le recul, ça me fait sourire ! Travailler sur un tel sujet a bien entendu eu d’énormes conséquences sur ma relation avec mes parents, et avec moi-même. J’ai par exemple fait beaucoup de recherches sur la manière dont nos traumatismes restent présents dans nos corps. J’ai également découvert la méthode TRE (Tension and trauma releasing exercices, ndlr) qui aide à se débarrasser des énergies traumatiques à l’aide de tremblements incontrôlés. J’ai filmé mes sessions – qui avaient lieu d’abord chez moi, seul, puis dans les bois, et enfin dans un lit, alors que ma mère me tenait dans ses bras. Ce furent des moments extrêmement intimes, aussi intenses qu’effrayants pour nous deux. Cette vidéo fait d’ailleurs partie intégrante du projet.
Le recours à l’art m’a permis d’ouvrir de nouveaux dialogues. Il est amusant de voir à quel point un projet artistique peut nous permettre de prendre de la distance – une distance saine. Il était d’ailleurs plus facile pour moi de parler à mon père de sa tentative de suicide en tant que photographe qu’en tant que fils.
Comment tes parents ont-ils réagi à ce projet ?
Ils ont toujours collaboré activement à ce travail. Bien sûr, durant la réalisation du projet, je me suis posé des questions d’ordre moral – d’autant plus parce que j’avais l’impression que leur ouverture d’esprit était causée par la culpabilité. Mais, puisque la série est ancrée dans la compréhension et l’amour, puisqu’elle ne cherche en aucun cas à blâmer qui que ce soit, je n’ai jamais eu l’impression de forcer ou détruire des barrières. De plus, ces échanges ont permis à mes parents de me voir sous un nouveau jour, de mieux me comprendre. Ils sont fiers de moi, et moi d’eux.
Pourquoi as-tu travaillé si activement à la destruction de ce secret ?
Parce que j’ai fini par haïr ce mot. Je ne crois pas en la notion de secret. Choisir de cacher quelque chose est une décision complètement active. C’est comme si on cherchait à maintenir quelque chose d’insubmersible sous l’eau. Cela demande beaucoup d’énergie, et il y aura toujours des moments où des bulles remonteront à la surface. Voilà ce dont je suis convaincu : les traces laissées par un secret resteront visibles par les générations futures, et celles-ci devront composer avec ces marques seules, et pas les informations réelles. Elles auront du mal à comprendre, à connecter les points. Elles se demanderont ce qui ne va pas chez elles. C’est en vérité le cœur de mon œuvre : la tentative de suicide n’est qu’un prétexte, je révèle surtout l’impossibilité de garder un secret.
Tes images se lisent comme des métaphores. Pourquoi avoir choisi cette approche symbolique ?
Parce que j’utilise un médium visuel pour parler de quelque chose qui ne se voit pas. Ce concept même me pousse à aller au-delà du simple documentaire. C’est pour cette raison que j’ai opté pour une esthétique plus évocatrice, plus métaphorique. Cependant, ces symboles sont toujours inspirés par quelque chose. Il s’agit parfois d’une simple impulsion, d’un ressenti, ou d’une idée qui apparaît sans que je sache d’où elle vient. Chacune de ces choses a son importance, car je veux faire confiance à mon subconscient. Mais j’aime souvent mélanger ces sensations à des idées plus concrètes.
Peux-tu nous parler d’une de ces métaphores ?
Oui, cette image d’une porte barricadée à l’aide de rondins. Elle est née d’une vision : en revenant chez nous, mon père avait rapporté la forêt avec lui. Mais elle convoque également cette notion de secret : celui-ci apparaît derrière les troncs d’arbre, sa lumière jaillit à travers les trous.
Et certaines fois, l’explication s’impose à moi. L’image où je me balance sur une chaise, par exemple, a été pensée comme une simple représentation de l’équilibre fragile à garder, lorsqu’on a un secret. Je n’avais aucunement l’intention de la rapprocher du suicide. Pourtant, chaque personne l’ayant vu m’a fait cette réflexion. Finalement, cela m’a fait réaliser que je n’avais aucun contrôle sur la manière dont les gens perçoivent mon travail, et c’est génial !
Une autre thématique t’a-t-elle tenu à cœur dans la réalisation de Now is not the right time ?
Oui, la relation entre amour et douleur était très importante pour moi. Parce que la douleur a ici été infligée par amour. C’est pour cette raison que la plupart des images sont claires et colorées. Ce n’est qu’à travers certains détails étranges que la noirceur s’immisce.
Quelles ont été tes sources d’inspiration ?
Je pense que j’ai été principalement influencé par mes camarades de classe. Leurs réactions, leur retour, leurs propres combats, ainsi que notre expérience intense d’études en pleine épidémie, nos longues nuits à parler, douter, forger de solides amitiés m’ont plus inspiré que tous les artistes que j’admire.
© Peter Pflügler