Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les artistes des pages de Fisheye reviennent sur les œuvres et les sujets qui les inspirent. Aujourd’hui, Jenny Bewer, qui signe la couverture de Fisheye #73, nous parle de son univers composé, pour l’essentiel, de silhouettes floues aux teintes saturées.
Si tu devais ne choisir qu’une seule de tes images, laquelle serait-ce ?
C’est une question difficile. Les images favorites sont comme les humeurs : elles vont et viennent. En ce moment, c’est probablement celle ci-contre, qui fait partie de la série Abuse of Power. Dans ce travail, j’ai traduit en images les expériences traumatisantes des visiteurs de l’exposition. C’est une photo qui raconte, à l’origine, la douleur de l’amour et la lutte éternelle entre la proximité et la distance. Mon mari et moi l’avons prise ensemble lorsque nous venions de nous rencontrer. À l’époque, nous ne savions rien de notre avenir commun et je trouve magnifique que cette photo, dont l’idée originale était associée à la souffrance, soit aujourd’hui devenue, pour moi, un symbole de connexion.
La première photographie qui t’a marquée et pourquoi ?
Là où j’ai grandi, je n’avais pratiquement aucun contact avec l’art, et encore moins avec la photographie. J’avais environ 15 ans lorsque j’ai découvert le livre de Richard Avedon, The Sixties, dans une librairie. Il m’a attirée comme par magie et a été ma première rencontre avec la photographie en tant que moyen d’expression artistique. Avec le recul, je trouve cela passionnant, car la couverture n’est pas une image classique, mais un portrait fortement déformé de John Lennon. Son visage est divisé en zones de couleur et c’est fou que mon travail actuel, vingt ans plus tard, ne soit pas si différent de cette première image qui m’a, en quelque sorte, ouvert les portes sur ce monde.
Un shooting rêvé ?
Pour être honnête, j’adorerais concevoir une pochette d’album pour Billie Eilish. Je ressens un lien profond avec sa musique et son travail artistique. Elle touche en moi une corde sensible que je retrouve également dans le processus de création d’images. Sa musique m’aide à être plus en phase avec mes sentiments et, en fin de compte, à prendre de meilleures photos.
Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
Francis Bacon. J’adore sa manière de peindre. Son œuvre a complètement changé ma perception de la figure humaine et m’a appris l’importance du hasard, ou de l’instinct, comme il l’appelait dans ses conversations avec David Sylvester.
Une émotion à illustrer ?
L’ambivalence. Ce n’est pas une émotion directe, mais c’est un thème récurrent dans mon travail. Je suis attirée par les situations et les personnes ambivalentes, et par le fait que nous portons tous une grande contradiction en nous.
Un genre photographique, et celui ou celle qui le porte selon toi ?
La photographie contemporaine, et Wolfgang Tillmans et Sophie Calle. Ces deux artistes explorent les intersections de la perception dans leur travail. C’est un sujet qui m’intéresse particulièrement.
Un territoire, imaginaire ou réel, à capturer ?
Quand j’avais 25 ans, j’ai passé quelque temps à Austin, au Texas, et c’est là-bas que j’ai trouvé ma voix photographique. D’une manière générale, je vois les États-Unis comme un pays plein de contrastes, dont les films et les séries télévisées ont façonné ma vision des choses. C’est pourquoi je me sens attirée par ce pays. C’est comme rendre visite à une vieille connaissance qui est en réalité un parfait inconnu.
Une thématique que tu aimes particulièrement aborder et voir aborder ?
Je m’intéresse principalement aux états intérieurs des gens et à la manière dont les expériences nous façonnent et modifient notre perception de ce que l’on appelle la « réalité ». Je souhaite explorer le lien entre le corps, les traumatismes et la perception, et je reviens sans cesse à ces questions.
Un événement photographique que tu n’oublieras jamais ?
Pendant mes études, le photographe Roger Ballen a donné une conférence à l’université où j’étais. J’ai été profondément impressionnée par sa présence et la façon dont il parlait de son travail. Les étudiants l’ont bombardé de questions : ils ne comprenaient pas le concept derrière sa pratique et, autant que je me souvienne, il a refusé d’apporter des réponses concrètes à leurs questions concrètes. C’est là que j’ai compris que ce n’était pas de cela qu’il s’agissait.
Une œuvre d’art qui t’inspire particulièrement ?
Je suis particulièrement inspirée par les livres qui traitent des images d’un point de vue historique et artistique. Celui qui m’a sans doute la plus influencée s’intitule Faces: A History of the Face de l’historien de l’art Hans Belting. Il décrit comment le visage, en tant que motif central de la culture visuelle, oscille entre authenticité et mise en scène. Ce faisant, il combine l’histoire de l’art, l’anthropologie et la théorie des médias, et a changé à jamais ma relation avec la photographie.