Trois photographes contemporains – Émeric Lhuisset, Alexis Cordesse et Michel Slomka – ont fait le choix d’autres manières de raconter les conflits qui secouent notre planète. Chacun à leur façon, ils sortent des codes traditionnels de la représentation des zones de guerre.
« Comme les baroques, nous sommes des iconoclastes. Non pas de ceux qui détruisent les images, mais de ceux qui fabriquent une profusion d’images où il n’y a rien à voir », écrivait Jean Baudrillard au début de son essai intitulé La Transparence du mal, publié en 1990 aux éditions Galilée. Plus de trois décennies ont passé et, à l’heure des réseaux sociaux, ce constat ne s’est jamais autant vérifié. La surabondance des images et leur omniprésence les vident de toute substance, jusqu’à l’invisibilisation. À mesure que l’œil s’accoutume, le désintérêt grandit. Si cette réalité interroge, elle interpelle d’autant plus lorsqu’elle a trait aux images de guerre, déjà mises à mal par une défiance croissante envers les médias traditionnels. En parallèle, ce flux d’informations permanent s’alimente de productions visuelles que nous devons à de parfaits inconnus. « À la suite des attentats du 11 septembre 2001, plein de gens vont prendre des photographies, en argentique ou en numérique, et les publier sur des forums. Elles seront accessibles sans le prisme d’un média. C’est une révolution. Pour la première fois, les médias perdent le monopole de l’image et du récit », rappelle le photographe Émeric Lhuisset. Émises en direct et souvent dénuées de contexte, ces nouvelles contributions jouent sur un sensationnalisme qui retient l’attention et suscite des réactions à chaud. Des démarches vivement encouragées par les logiques algorithmiques. Ces images s’imposent comme des témoignages d’importance cruciale, mais leur manipulation est aisée et peut avoir des répercussions dramatiques, tant à l’échelle individuelle que collective.
Scénographies étudiées
Pour répondre à cette problématique, certains photographes ont décidé de déployer d’autres stratégies narratives. C’est notamment le cas des autrices et auteurs des séries que nous vous dévoilons au fil des pages de ce numéro, mais également d’Émeric Lhuisset ou encore d’Alexis Cordesse et de Michel Slomka. Avec des approches distinctes, tous trois ont entrepris de faire des pas de côté par rapport aux modèles classiques de représentation. Au travers de scénographies étudiées, d’archives personnelles ou de paysages abstraits, ils cherchent à raconter la guerre autrement, sans en montrer des éléments caractéristiques saisis in situ. « Nos productions participent au récit que l’on fera plus tard de la période dans laquelle nous vivons aujourd’hui », souligne Émeric Lhuisset, qui considère sa pratique comme une manière artistique de rendre compte d’analyses géopolitiques. « Je me suis aperçu que l’Histoire n’est pas un récit : c’est en fait une multitude de récits qui peuvent changer en fonction des régions géographiques, des politiques, des périodes, énumère-t-il. Ce qui me fascine, c’est de comprendre ce qui s’est réellement passé, pourquoi, comment… Je regarde sur des cartes. Mon boulot c’est ça : me rendre sur place et être témoin de cette histoire en construction pour en rapporter quelque chose. » Se jouant des codes établis, il invite ainsi le spectateur à interroger les représentations du réel. « La mise en scène est un tabou, mais la plupart des images iconiques en sont le résultat. C’est le cas de la photo du républicain espagnol de Robert Capa, celles du drapeau américain sur la colline ou du drapeau russe sur le Reichstag. Ici, en Ukraine, il s’agit de mettre en avant le rôle majeur que jouent l’histoire et la culture dans le conflit et la question colonialiste », étaye-t-il.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans le dernier numéro de Fisheye.