Virginie Rebetez, photographe suisse de 38 ans, est fascinée par les disparitions, les absences. Ces thèmes qui lui sont chers – la solitude, la tristesse, le deuil – elle les traite à la manière d’un détective : en menant l’enquête. Sa série Out of the Blue raconte l’histoire de Suzanne Gloria Lyall, une étudiante américaine disparue depuis près de vingt ans.
Fisheye : Qu’est-ce qui te plaît dans la photo ?
Virginie Rebetez : L’idée qu’un photographe soit à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de ses clichés, un peu comme un observateur, mais aussi comme un témoin. Il doit être présent et invisible en même temps. Au départ, j’aimais beaucoup la photographie de guerre et le photojournalisme, puis j’ai découvert que je pouvais influencer mes images, et raconter une histoire avec mon propre point de vue.
Quel genre de photos réalises-tu ?
Mon travail peut se définir comme un mélange d’images documentaires et conceptuelles. Je me concentre sur des thèmes comme l’absence, la mort, la mémoire. J’aime transformer « l’espace invisible » généré par l’absence, créer quelque chose de visible, de concret, pour aider les gens à appréhender la perte d’un être cher. De par mon implication dans mes images, qu’elle soit physique ou suggérée par des interventions externes, la photo devient un moyen pour moi de questionner notre relation à la mort.
Qu’est-ce qui t’a poussée à réaliser toute une série sur la disparition ?
J’ai pensé pour la première fois à ce sujet lorsque ma grande-tante, qui était sur le point de mourir, m’a demandé de prendre une dernière photo d’elle. Ce souvenir m’a marquée et a provoqué un déclic, et j’ai commencé à m’intéresser à l’invisible, aux traces qui restent après une mort ou une disparition, aux effets que peut avoir le manque de réponses à toutes les questions qu’on peut se poser. Je suis fascinée par notre besoin de trouver un moyen de tourner la page. Cela fait maintenant plusieurs années que je regarde régulièrement des sites dédiés à la recherche de personnes disparues. J’y lis les descriptions des gens, leurs caractéristiques physiques, et j’observe les images, les portraits-robots réalisés par la police. C’est très touchant.
Comment as-tu retrouvé la famille de Suzanne ?
J’ai commencé à vouloir travailler sur ce sujet en m’installant à New York. J’avais effectué quelques recherches sur Internet sur les affaires de disparition et avais découvert l’histoire de Suzanne Lyall par le biais d’une association créée par ses parents, The Center for Hope (Le Centre de l’espoir), dont le but est d’accompagner les familles ayant perdu un être cher. J’ai rencontré les proches de Suzanne et, durant deux ans, nous avons beaucoup échangé. Ces moments étaient très spéciaux et nous ont permis d’instaurer une confiance et un respect mutuel.
Comment la famille a-t-elle reçu ce projet ?
Elle a été très touchée par mon travail. Je les tenais au courant à chacune de mes avancées, sans jamais rien leur cacher. Ils ont apprécié mon honnêteté, et le fait que l’histoire de Suzanne se propage à nouveau, dans le monde de l’art cette fois. À la sortie du livre à New York, nous avons invité la mère de Suzanne. C’était un moment très important pour nous deux.
Est-ce délicat de travailler sur ce genre d’histoire ?
Je parle d’histoires très intimes dans tous mes projets. Il est donc très important pour moi de savoir où se trouve la limite entre le juste et l’inapproprié. Durant le projet, je me suis maintes fois demandé si j’étais assez respectueuse, si j’avais le droit de faire cela. J’ai d’ailleurs choisi de ne pas révéler le visage de Suzanne, après avoir entendu sa mère répéter que la dernière fois qu’elle avait vu sa fille, c’était « un instant figé dans le temps ». Au fil des années, j’ai appris à écouter mon instinct et à trouver le juste milieu.
Pourquoi un livre ?
J’ai toujours su que j’allais faire de cette histoire un livre. À cause de la nature du sujet. Il y avait les enquêtes de la police, des matériaux de plusieurs sources différentes que j’ai pu utiliser. De plus, il était important pour moi que l’histoire de Suzanne voyage à travers le monde, et soit lue par plusieurs personnes. Pour cela, ce livre fut une évidence.
Comment a-t-il été conçu ?
À New York, j’ai rencontré les parents de Suzanne à plusieurs reprises, et j’ai documenté les endroits où Suzanne avait été vue pour la dernière fois. Ensuite, je suis revenue en Suisse et j’ai commencé à arranger ces images pour créer ma propre voix à travers tout cela. Enfin, il y a eu le travail éditorial où la principale difficulté était de trouver la meilleure façon de combiner tous ces documents : les photos de famille, les images de la police, les dix-neuf années de correspondance avec des médiums, et mes propres clichés. Durant deux ans, le mur de mon studio était recouvert de centaines de photos. Une image de mon espace de travail est d’ailleurs présente dans l’ouvrage. Elle donne à voir le rythme des recherches, et représente un mélange de toutes les voix qui ont porté ce projet : la famille de Suzanne, les médiums, la police, et moi-même.
Comment as-tu vécu ce projet ?
En deux ans, j’ai pu nouer une vraie relation avec les parents de Suzanne. J’ai seulement un an de moins que leur fille, cela a certainement facilité nos interactions. Dans mes rêves, je « parlais » avec elle.
© Virginie Rebetez
Traduction réalisée à partir du texte de Molly Sisson