Quand la photo fait du genre

Quand la photo fait du genre
© Jean Ranobrac, modèle : Cody, série Men on Canvas
MarionCazaux
doctorante en histoire de l’art
« La photographie queer permet de créer des spectres de visibilisation, de créer un art qui est fait par et pour les personnes queers, avec un vocabulaire spécifique et des éléments qu’elles seules comprendront. »

Zanele Muholi : tendres portraits et féroces batailles
Zanele Muholi : tendres portraits et féroces batailles
Jusqu’au 21 mai 2023, la Maison européenne de la photographie accueille la rétrospective de Zanele Muholi, artiste et activiste. Une…
06 février 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas

La communauté LGBTQIA+ s’est emparée de la photographie dès son invention, au 19e siècle. Le médium s’impose comme un support de renégociation permanente du soi dans sa relation au monde, de même qu’un outil militant.

Si, au 19e siècle, on ne parle pas encore de photographie queer, le mouvement existe déjà et ses caractéristiques se déclinent au fil du temps. À cette époque, « on identifie des traces de photographies avec des jeux sur le genre et la sexualité, et on remarque beaucoup d’images représentant des couples homosexuels », précise Marion Cazaux, doctorante en histoire de l’art contemporain à l’université de Pau spécialisée dans la question du genre. Les clichés, centrés sur le foyer et le quotidien qu’il abrite, présentent peu de personnages et dévoilent des histoires d’amour, de transition et de libération, mais également des parcours de vie meurtris par la maladie. Il s’agit bien souvent de collages ou d’impressions colorées qui, par leur petit format, évoquent l’intime. « La photographie queer permet de créer des spectres de visibilisation, de créer un art qui est fait par et pour les personnes queers, avec un vocabulaire spécifique et des éléments qu’elles seules comprendront, poursuit Marion Cazaux. On distingue des références à nos figures artistiques tutélaires, mais aussi à des événements importants comme les émeutes de Stonewall [une série de manifestations qui eurent lieu à la suite d’une descente de police dans un bar new-yorkais, en 1969, et qui sont considérées aujourd’hui comme les premières luttes LGBTQIA+, ndlr] ou les années sida. »

Un certain nombre d’artistes s’inscrivent dans une démarche de réappropriation de symboles culturels, ce qui leur permet d’esquisser d’autres narrations articulées autour de leur réalité. Des récits d’aliénation et de résistance se rejouent alors, différemment, devant les yeux de celui ou celle qui observe. « Même si l’on se forge des hétérotopies [un concept, théorisé par le philosophe Michel Foucault, qui renvoie à des lieux concrets ayant un rapport avec l’imaginaire, ndlr], on retrouve des liens avec la société en général. On lui répond en jouant avec les codes qu’elle a établis. Je pense aux clichés récents de Jean Ranobrac, connu pour avoir immortalisé la scène drag. Il travaille sur les figures de l’histoire de l’art occidental et de la mythologie. Il reprend le vocabulaire de la photographie straight et arrive à le rendre homoérotique en s’inspirant d’artistes queers comme Kehinde Wiley, peintre afro-américain qui recompose des moments de l’histoire occidentale en remplaçant les personnages blancs par des personnages noirs. Dans ses œuvres, Jean Ranobrac donne de la place aux homosexuels, qui n’en ont pas eu dans l’histoire de l’art occidental. Avec une autre approche, Zanele Muholi offre un espace aux personnes queers racisées, souvent minorisées, en représentant les membres de la communauté LGBTQ+ sud-africaine. C’est important de décentrer le regard et de multiplier les points de vue », étaie Marion Cazaux.

Edouxhard, Pelister, artiste club kid, performance au show We’re Here, We’re Queer organisée par Marion Cazaux et Art&Fac à la Centrifugeuse, Pau

Communautés engagées

La photographie queer semble indissociable de l’engagement politique et social. Dès ses balbutiements, en donnant à voir des identités alors prohibées, elle cristallise un geste militant. À la fin du 19e siècle, Alice Austen signe les premiers clichés LGBTQIA+, destinés à une sphère privée, en s’intéressant aux relations intimes entre les femmes de l’époque victorienne aux États-Unis. En France, dans les années 1930, Claude Cahun est l’une des premières artistes à s’illustrer, aux côtés de sa compagne Suzanne Malherbe, aussi appelée Marcel Moore, dans des portraits travestis. Ce type de pratique prendra une autre ampleur dans les années 1980, comme en témoignent les tirages de David Wojnarowicz et ceux du groupe des cinq de Boston, composé de Nan Goldin, David Armstrong, Mark Morrisroe, Jack Pierson et Philip-Lorca diCorcia. « L’arrivée du sida a marqué un tournant majeur. Généralement, c’est d’ailleurs les images de cette période qui sont présentées dans les expositions, souligne Marion Cazaux. Après cela, dans les années 2000, on assiste à une vague de dépolitisation, au cours de laquelle émerge une nouvelle génération plus ouverte sur les questions trans, notamment. De jeunes artistes commencent leur carrière en documentant leur parcours. »

Des récits alternatifs, autobiographiques, nous parviennent alors. « L’histoire la plus intéressante à raconter a à voir avec la manière dont les technologies et les médiums ont été utilisés par la communauté queer. Qu’il s’agisse d’un simple goût pour ceux-ci – je
pense notamment aux magazines de bodybuilding des années 1950, qui n’étaient à l’origine pas destinés à cette audience et font désormais partie de l’univers queer – ou d’une véritable participation au mouvement. Il faut appréhender ce dernier dans son
ensemble, le suivre dans ses évolutions, en fonction des changements sociétaux et politiques, ou même de sa localisation géographique »
, complète Ben Miller, écrivain et historien spécialisé dans la libération gay au sein du monde anglophone. En outre, la démocratisation du boîtier, et plus particulièrement de l’appareil jetable et du Polaroid, a contribué à favoriser l’émergence de communautés en tant que telles. La collection de clichés de Sébastien Lifshitz nous montre, par exemple, une large sélection d’images
d’anonymes de la seconde moitié du 20 siècle, ouvertement queers, travestis ou en couple. « Aujourd’hui, la photographie queer est étroitement liée au milieu drag, affirme Marion Cazaux. Cela permet de visibiliser d’autres questions en rapport avec le travestissement et son ambivalence. Les drags sont des formes de figures tutélaires pour la communauté LGBTQ+, ce sont des personnalités médiatiques qui se font le relai de nos revendications. Celles et ceux qui les immortalisent prennent donc une place de plus en plus grande sur la scène photographique. Je pense que l’on ne tardera pas à avoir des monographies sur ces tirages dans des galeries plus importantes. »

À lire aussi
Érotisme, intimité, liberté : la photographie queer d’aujourd’hui
Érotisme, intimité, liberté : la photographie queer d’aujourd’hui
Il aura fallu quatre ans à l’éditeur allemand Benjamin Wolbergs pour publier New Queer Photography. Une anthologie visuelle capturant…
04 mars 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Dé/collage d’une communauté
Dé/collage d’une communauté
Corps déconstruits, tableaux pop, archives remises au goût du jour, collages réinventant le nu et l’érotisme… La photographie queer ne…
10 février 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
© Karim Kal
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
Le photographe franco-algérien Karim Kal a remporté le prix HCB 2023 pour son projet Haute Kabylie. Son exposition Mons Ferratus sera...
20 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
On Mass Hysteria : étude d'une résistance physique contre l'oppression
CASE PIECE #1 CHALCO, (Case 1, Mexico, On Mass Hysteria), 2023, Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris © Laia Abril
On Mass Hysteria : étude d’une résistance physique contre l’oppression
À travers l’exposition On Mass Hysteria - Une histoire de la misogynie, présentée au Bal jusqu’au 18 mai 2025, l’artiste catalane...
19 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Tisser des liens, capter des mondes : le regard de Noémie de Bellaigue
© Noémie de Bellaigue
Tisser des liens, capter des mondes : le regard de Noémie de Bellaigue
Photographe et journaliste, Noémie de Bellaigue capture des récits intimes à travers ses images, tissant des liens avec celles et ceux...
15 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Faits divers : savoir mener l’enquête
© Claude Closky, Soucoupe volante, rue Pierre Dupont (6), 1996.
Faits divers : savoir mener l’enquête
Au Mac Val, à Vitry-sur-Seine (94), l’exposition collective Faits divers – Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse...
13 février 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
Kara Hayward dans Moonrise Kingdom (2012), image tirée du film © DR
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
L'univers de Wes Anderson s'apparente à une galerie d'images où chaque plan pourrait figurer dans une exposition. Cela tombe à pic : du...
22 février 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
© Aletheia Casey
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
À travers A Lost Place, Aletheia Casey matérialise des souvenirs traumatiques avec émotion. Résultant de cinq années de travail...
21 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Javier Ruiz au rythme de Chungking
© Javier Ruiz
Javier Ruiz au rythme de Chungking
Avec sa série Hong Kong, Javier Ruiz dresse le portrait d’une ville faite d’oxymores. Naviguant à travers le Chungking Mansions et les...
21 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
© Karim Kal
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
Le photographe franco-algérien Karim Kal a remporté le prix HCB 2023 pour son projet Haute Kabylie. Son exposition Mons Ferratus sera...
20 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina