Quand les monstres de nos cauchemars rencontrent ceux des dictatures

26 avril 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Quand les monstres de nos cauchemars rencontrent ceux des dictatures

Dans Der Adler, Yurian Quintanas Nobel transforme les images d’un magazine de propagande en scènes surréalistes et horrifiques et explore un cauchemar universel : celui de sombrer à nouveau dans une dictature d’une violence extrême. 

« Alors que je me promenais dans un marché aux puces, j’ai découvert une collection de magazines de propagande nazie datant de la Seconde Guerre mondiale intitulée

Der Adler (L’Aigle en français). J’ai décidé de l’acheter », confie Yurian Quintanas Nobel. Au cœur des pages jaunies, abîmées par le temps, bombes, maisons enflammées, avions de combat et figures militaires croisent les visages béats d’enfants endoctrinés, engloutissant les discours d’un gouvernement totalitaire. Une illustration froide de la guerre, diffusée et contrôlée par une autorité toute puissante, se nourrissant du chaos, de la peur d’un peuple. Cet ensemble glaçant semble, après plusieurs décennies, presque surréalistes, comme arraché des romans dystopiques de George Orwell ou Margaret Atwood. Il fige, pourtant, une part sombre de l’histoire, et réveille en nous les lointains échos de cauchemars passés.

Né à Amsterdam et élevé à Banyoles, une petite ville d’Espagne, Yurian Quintanas Nobel ne s’est, quant à lui, jamais senti « appartenir à aucune origine ». « Je ne me sens pas néerlandais, ni espagnol je n’ai jamais pris part à la scène nationaliste. Peut-être parce qu’il me semble qu’il existe des choses plus importantes, dans la vie », précise-t-il. Dès son plus jeune âge, l’auteur s’intéresse à l’art, comme un outil lui permettant de construire et partager des histoires. « J’avais entendu quelqu’un à la radio déclarer que l’on n’a pas besoin de faire partie d’un univers pour créer le nôtre… Je me suis finalement inscrit dans une école audiovisuelle, où j’ai découvert la photographie », explique-t-il. Un médium qu’il apprivoise rapidement, et utilise pour capturer des émotions, des détails qu’il ne peut ou ne veut pas expliciter par la parole. Et de ces images naissent des contes étranges, s’inspirant du réel pour révéler son surréalisme. « La photographie est censée être fiable – c’est son pouvoir. Les gens sont supposés croire ce qu’ils voient. Il existe donc une certaine marge, qui me permet de jouer avec le regarder, avec la nature de la réalité », explique l’auteur.

© Yurian Quintanas Nobel© Yurian Quintanas Nobel

Une version effroyable de notre réel

C’est cette distorsion de l’existence que Yurian Quintanas Nobel cultive dans Der Adler. Travaillant directement les pages des magazines totalitaires, l’artiste les superpose, les colle, et en transforme l’iconographie. Dans ses créations, les visages s’effacent, les sourires se tordent et les véhicules militaires transpercent littéralement l’espace urbain. Le monde devient hanté par des monstres à l’apparence humaine, des créatures aveugles – réinterprétation terrifiante du Fils de l’Homme de Magritte – animées seulement par une haine absurde. Il y a, dans les créations de l’artiste, une volonté évidente de déshumaniser ces figures horrifiques. De souligner les dangers d’une obéissance aveugle. Car, privées de sens, ces créatures ne peuvent qu’errer sans but, détruisant tout sur leur passage.

« Je voulais reproduire le pire cauchemar possible, nous pousser aux limites de la folie – cette folie qui a fait partie de l’histoire humaine », déclare Yurian Quintanas Nobel. Étouffant et chaotique, Der Adler nous rappelle à quel point il est aisé de perdre le contrôle, de plonger dans une version alternative et effroyable de notre réel. En effaçant le visage de ses sujets, le photographe les dépersonnalise, et nous place face à nos propres travers : ces hommes peuvent être n’importe qui – même nous. « L’aigle du titre de la série fait quant à lui référence aux notions de pouvoir et de force, mais aussi à un animal qui attrape ses proies sans qu’elles s’y attendent, en tombant du ciel, à la manière d’une bombe », ajoute-t-il. En jouant avec les symboles, et les échos qu’ils projettent, le photographe compose un terrible rêve lucide. Un songe anxiogène dont on ne peut se réveiller. Dans ses créations ocre – la couleur naturelle du papier vieillissant – les détails se distinguent difficilement et se fondent dans le décor morne. Les actions des figures sans visage devenant d’autant plus menaçantes qu’elles se déroulent à l’insu de tous. Immergé·e dans cet univers angoissant, il nous faut alors avancer, presque à tâtons, en espérant parvenir à sortir de cette hallucination avant d’y rester à jamais emmuré·e. Un voyage suffocant, qui nous emporte en plein cœur d’une terreur universelle. « Si ces cauchemars ne sont pas les miens, j’imagine tout à fait d’un groupe d’hommes immoraux abandonnés à leur propre cruauté puisse être effrayant », conclut l’artiste.

© Yurian Quintanas Nobel

© Yurian Quintanas Nobel© Yurian Quintanas Nobel
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© Yurian Quintanas Nobel

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