BabySolo33, Maud Geffray, Franky Gogo… chacun·e de ces artistes développe un univers esthétique singulier, qui brouille les codes et emprunte au réalisme magique. Derrière la création de leurs clips se cachent des figures d’avant-garde, dont le point commun est d’être rattachées à la société de production Premier Cri. Nous sommes parti·es à leur rencontre.
C’est dans l’ancienne faculté de la Sorbonne Nouvelle à Censier, désormais investie par le collectif du Plateau urbain, que nous retrouvons une partie de l’équipe de Premier Cri. Anciennement « Mauvais Sang », cette maison de production audiovisuelle et collectif d’artistes, montée il y a deux ans, travaille au renouvellement de la scène culturelle française et francophone. Sa particularité ? Elle met en avant des sujets subversifs, et défend un point de vue partant de la marge, pour créer les conditions d’une création collective, où l’inclusivité, l’entraide et la confiance sont reines – en contrepied de ce qui se fait dans l’industrie, surtout « lorsque l’on est jeunes et que personne ne nous fait confiance », explique Roman Birenzweigue, co-fondateur de la boîte.
Au plus près de la jeunesse et de notre époque, Premier Cri réunit une poignée de réalisateurices de moins de 35 ans. Parmi elleux ? Le duo Anaïs Tohé-Commaret et Nicolas Jardin ; Lilian Hardouineau, qui forme avec Antonin Mesnil le duo Été Meurtrier ; ou encore Lola Margrain, qui avait participé à la création du clip hypnotisant de Alexi Shell, The Fall. Majoritairement autodidacte, cette nouvelle génération de vidéastes s’essaye à tous les formats, des clips à la publicité, des courts aux longs-métrages. Proche des labels musicaux du même calibre, comme CryBaby ou Jeune à Jamais, elle s’inscrit dans les nouvelles dynamiques proposées par des genres musicaux émergents, tels que l’hyperpop et les formes alternatives des scènes rap et hip hop. « Nous sommes une bande de jeunes, qui tente de faire des choses avec d’autres bandes de jeunes », résume Roman Birenzweigue.
© à g. Été meurtrier, bande-annonce de SadBaby Confessions (BabySolo33) ; à d. Anaïs Tohé-Commaret, Way Out (Maud Geffray)
Splendeurs et misères de la jeunesse
Depuis quelques années, ce qu’on pourrait nommer un genre esthétique – et style musical – fait fureur auprès des jeunes et des moins jeunes issu·es des années 1990 et 2000. Il regroupe une infinité de catégories, et qui par sa nature même fait dérailler l’idée de genre. Son nom ? L’hyperpop, « glitch », ou encore « digicore ». Dans l’univers audiovisuel, il se traduit souvent par une reprise des codes de la teen culture, une forte présence de l’esthétique numérique des années 2000, en même temps qu’une confrontation du réalisme et du magique. Un exemple très significatif en France ? L’artiste BabySolo33, dont Premier Cri a en grande partie contribué à façonner l’identité visuelle, à travers la réalisation de clips. Son titre FakeBlood, réalisé par Anaïs Tohé-Commaret et Nicolas Jardin la montre incarnant un « ange déchu solitaire », chante-t-elle, qui erre la nuit dans un lycée, puis sillonne la ville en limousine avec une amie. Il y a là tout ce qui vient rejoindre le manifeste derrière Premier Cri : la valeur accordée à l’amitié, la préoccupation pour la jeunesse, sa splendeur et ses excès, mais aussi ses luttes et ses utopies. « Notre duo m’a permis de réaliser ce rêve de magie à l’image », confie Anaïs Tohé-Commaret, en évoquant sa collaboration avec Nicolas Jardin, davantage porté sur la partie technique de leur production. Aussi ludique que romanesque, la grande force de celle-ci se révèle à travers une manière singulière de déformer la réalité, sans entrer dans l’artifice.
© Anaïs Tohé-Commaret & Nicolas Jardin, FakeBlood (BabySolo33)
Génération schizophrène
Adaptés aux nouveaux modes de consommation de la vidéo, du clip ou du film, les contenus du collectif sont souvent influencés par des références communes. On y retrouve l’amour des ambiances créées par les réalisateurices emblématiques des années 1990 et 2000, « comme Gus Van Sant, Apichatpong Weerasethakul, Gregg Araki ou encore Larry Clark (photographe et réalisateur de renom et mentor de l’équipe, NDLR) », explique la productrice Surya Daniel. Éclectique et innovant, le cocktail Premier Cri active une pluralité de médiums, des caméras à basse définition (VHS) à celles en très haute définition (Arri Alexa…) en passant par l’iPhone. Toujours avec un important travail de post-production, pour rendre l’image au plus proche des sensations.
Les réalisations de ces jeunes créateurices sont semblables à « la schizophrénie de l’image à notre époque, puisqu’on peut vraiment ne plus comprendre ce que l’on regarde », ironise Lilian Hardouineau. Le dispositif le plus réussi, selon le collectif ? Il est « radical, et simple, affirme Antonin Mesnil, pour trouver la juste manière, la bonne sensation. » Un exemple à visionner de toute urgence : Way Out, réalisé par Anaïs Tohé-Commaret pour Maud Geffray – dont Nicolas Jardin est le directeur de la photographie –, à mi-chemin entre les registres documentaires, expérimentaux et oniriques. La vidéo suit le parcours d’une ouvrière textile chinoise abattue par le travail en usine, et vite happée dans un univers marin parallèle. Ou bien le trailer de l’album SadBabyConfessions, imaginé par Été meurtrier pour BabySolo33, qui emprunte les codes du teen movie.
© Anaïs Tohé-Commaret & Nicolas Jardin, Way Out (Maud Geffray)
Sensations à fleur de peau
« Nous faisons partie de cette génération qui a commencé à filmer avec des boîtiers, et pour qui la caméra tend à être employée comme une extension directe du corps », détaille Mathieu Rathery, co-fondateur de la boîte, mettant ainsi en lumière un désir incessant d’expérimenter, proche de celui des photographes. Comme pour le 8e art, les productions de Premier Cri s’attachent à « rendre compte de la texture d’un vêtement, d’une peau ou d’une matière, pour permettre d’incarner ce qui est représenté. À chaque plan, trouver la meilleure composition », explique Lilian Hardouineau, également photographe. « Certains clichés existent en moi de manière aussi importante que des films, et m’ont imprégné durablement. J’ai besoin parfois de m’y replonger, afin de comprendre pourquoi », nous confie Antonin Mesnil, grand admirateur du Français Jean-Vincent Simonet ou du Coréen Jehsong Baak.
« Comment peut-on observer le temps qui passe ? », interroge Lilian Hardouineau, posant ainsi une préoccupation fondamentale, commune à cette jeune génération de vidéastes. Nourri·es par une nostalgie d’une époque révolue, sans jamais s’enfermer dedans, chacun·e d’elleux vit pleinement l’époque, en faisant l’expérience de ses problématiques et des nouveautés qu’elle apporte. Ce qu’iels partagent le mieux ? « Un rapport sentimental à la matière », poursuit-il. D’où une image particulièrement sensorielle dans chacune des productions du collectif, dans lesquelles les éléments sont chargés d’une signification à part entière. « Être au plus proche des sens, et des personnes » : voilà ce qui, pour Mathieu Rathery, fait la différence avec l’industrie dominante. Pour notre plus grand délice.
© Été meurtrier, bande-annonce de SadBaby Confessions (BabySolo33)
© Anaïs Tohé-Commaret & Nicolas Jardin, Way Out (Maud Geffray)
© Anaïs Tohé-Commaret & Nicolas Jardin, FakeBlood (BabySolo33)
© Courtesy of PREMIER CRI
Image d’ouverture : © Anaïs Tohé-Commaret, Way Out (Maud Geffray) / Courtesy of PREMIER CRI