Dans sa série Shanghai Project, Rino Qiu met en lumière les coulisses de la création d’une photographie de mode. Son regard se pose sur les travailleur·ses de l’ombre, des assistant·es de production, aux accessoiristes en passant par les photographes et les mannequins.
Lorsqu’on observe une photographie de mode, plusieurs éléments sautent aux yeux : le style élégant ou déjanté, la qualité de la pose, la mise en beauté du ou de la modèle. Pourtant, derrière cette image se cachent des heures de travail exécutées par des petites mains, souvent occultées. « La photographie est le résultat d’un long processus de création dans l’industrie de la mode », soutient Rino Qiu, ancien ingénieur désormais photographe de mode et récemment diplômé d’un master d’images de mode à la Central Saint Martins College of Art and Design de Londres. Quelles sont les personnes qui interviennent avant et pendant une séance photo ? Quelles sont leurs routines quotidiennes ? Comment repenser l’image de mode ? L’artiste tente de répondre à ces questions à travers sa série Shanghai Project – débutée comme son travail de fin d’études –, où il plonge dans les méandres de ce monde aux multiples secrets. Il y démasque les travailleur·ses de l’ombre et, avec son regard méticuleux, les transforme en protagonistes, tissant une histoire alternative de la photographie de mode.
Changement de paradigme
Ce projet n’est pas le fruit du hasard pour Rino Qiu. Lui-même acteur du milieu, il a été confronté à différentes situations et s’est paré d’une multitude de casquettes qui lui ont donné les clés pour comprendre cette industrie complexe qui s’efforce à vendre du rêve. Il commence la photographie de mode en s’inspirant de ses pairs et de ses aîné·es, suivant des codes quasi immuables, cherchant à reproduire ce qui existe déjà. Mais un changement de paradigme s’opère dans sa pratique. Ses expériences en tant qu’ingénieur et set designer lui ouvrent de nouvelles perspectives et l’encouragent à rompre avec l’idée d’une esthétique spécifique à la mode. « Lorsque je travaillais à Shanghai, avec un·e collègue, nous avions rénové et réaménagé un espace pour des campagnes photo graphiques, qu’on louait à des marques et à des magazines », raconte-t-il. Sans le vouloir, il devient en quelque sorte le manager à temps partiel de ce studio atypique. Ainsi, il observe. Les photographes – dont certain·es sont très connu·es – espèrent que la séance se déroule pour le mieux. Les assistant·es de production, avec leurs gestes méticuleux, conçoivent les décors et assurent le confort de chacun·es – Rino Qiu se souvient de l’un·e d’elles·eux, qui, lors d’une session en plein été, tenait une grande ombrelle pour soulager les modèles et les photographes de la chaleur. Les mannequins s’approprient le lieu, l’architecture, les vêtements qu’apportent les stylistes. « L’équipe créait un rêve, mais le processus restait mécanique, professionnel, sans forcément qu’il y ait un charme à proprement parler », confie l’auteur. Tous les ans, rien qu’à Shanghai, une douzaine de bâtiments abandonnés se transforment ainsi en décors de campagnes de mode, selon l’artiste. Un sous-sol se métamorphose en villa italienne, la façade d’un immeuble prend des allures Art déco.
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Mode de terrain
Se remémorant cette expertise, Rino Qiu, alors étudiant dans la prestigieuse université londonienne d’art et de design, sonde ses archives sur son téléphone portable : Shanghai Project s’esquisse. Axant son travail sur la recherche, il retourne à Shanghai pour raconter les coulisses de la photographie de mode. Sur le terrain, il approche une usine d’accessoires, se questionne sur les enjeux environnementaux liés à l’utilisation de décors. En parallèle, il participe à la transformation d’un ancien gymnase en villa qui servira de toile de fond pour des shootings. Il étudie la rue, espace en expansion dans la photographie de mode. Mais surtout, l’artiste s’associe à la journaliste de mode Grace Tu afin de mettre en lumière les différentes professions impliquées. Ensemble, iels partent à la rencontre des photographes, des assistant·es de production, des mannequins, des stylistes, des accessoiristes, des assistant·es caméra, de tous·tes celles et ceux qui apportent leur pierre – indispensable – à l’édifice. Au gré d’échanges fortuits à la suite d’un appel à participation sur les réseaux sociaux chinois, ou de relations de confiance nouées avec d’ancien·nes collègues, le duo conduit des interviews où les protagonistes racontent les dessous de leur métier et de leur quotidien, avant de passer à l’étape de la prise de vue. Sans artifices, l’auteur révèle des récits singuliers. « Je leur demande s’iels ont des photos sur leur téléphone qui pourraient me donner quelques pistes, dévoiler des aspects cachés de leur job, ajoute-t-il. Puis je m’en inspire pour composer mes images. »
Si le travail du jeune diplômé s’apparente à une approche purement documentaire, certains clichés sont des mises en scène. Une façon pour lui de réinterpréter la photographie de mode. « Il se passe tellement de choses intéressantes dans ce milieu qu’il ne fallait pas seulement que je documente les coulisses. J’avais ce sentiment qu’il était nécessaire que je reconstitue certains éléments liés à l’industrie pour que les images soient, sans en être le produit, des images de mode », avoue Rino Qiu. Néanmoins, sa production n’a rien à voir avec le rythme imposé par les shootings. « La photographie de mode est toujours très rapide. Lorsque vous rencontrez une célébrité, vous n’avez parfois que cinq ou dix minutes pour tout photographier, soutient-il. Alors, je voulais ralentir le processus. J’observe les équipes techniques et tout l’écosystème faire, puis je leur demande de reproduire des postures ou des mouvements qu’iels ont faits auparavant. »
La suite de cet article est à retrouver dans Fisheye #70. Rendez-vous par ici pour découvrir plus de sujets de notre dossier spécial mode.