Passionné par l’histoire, Richard Sharum, photographe documentaire installé au Texas, s’est rendu dans les terres les plus reculées de Cuba, là où les maisons colorées, et les voitures vintage ne fleurissent plus. Loin de La Havane, il érige Campesino Cuba, un récit sensible, et donne à voir une autre facette de l’île : celle d’un territoire vulnérable, fragilisé par l’embargo américain, et d’un peuple d’une générosité sans faille. Entretien.
Fisheye : Quelle est ta vision de la photographie ?
Richard Sharum : Je suis convaincu que l’appareil photo est un instrument sacré, qui possède à la fois l’humilité d’une enclume et la force d’un marteau. Ce qui me motive ? Documenter l’histoire pour la postérité et pour sa dimension éducative. C’est un travail que je poursuis depuis 2006. Selon moi, l’étude du monde mène à l’empathie – qui est le premier pas vers une plus grande justice sociale.
Pourquoi t’es-tu intéressé à ce médium ?
J’ai toujours aimé trouver des moyens de comprendre et de capturer mon environnement. Enfant, j’ai été sensibilité aux notions d’ethnie, d’identité, puisque j’ai grandi dans un quartier très diversifié. J’y ai remarqué que les divisions entre les hommes étaient toujours superficielles, finalement, et ne faisaient que nous rendre plus vulnérables. Les gens veulent être compris, tout simplement.
J’ai découvert la photographie à l’université, alors que j’étudiais l’histoire. Le médium m’a donné l’opportunité de comprendre mieux les gens, ainsi que moi-même. Mon travail reflète toujours cette dimension : j’aborde les dilemmes sociaux avec un angle anthropologique.
Comment procèdes-tu ?
En vérité, j’essaie simplement de capturer l’instant qui m’attire. Je suis souvent submergé par mes émotions, qu’elles soient positives ou négatives, et j’agis spontanément, en fonction de la symphonie qui se joue devant moi. Il y a souvent une connexion, presque inconsciente qui s’opère entre le sujet et moi – qu’il soit humain ou non d’ailleurs. C’est la source de toute chose visible ou invisible. Le boîtier me permet simplement de le figer, de l’étudier si j’en ai envie. C’est quelque chose de totalement honnête et vrai.
Comment décriais-tu ton travail ?
On m’a souvent dit qu’il y a une certaine part « d’ombre » dans mes œuvres. Mais la mélancolie qui s’en dégage n’est que le reflet de la partie sombre de nos vies. L’impalpable qui, malgré quelques moments de grâce, de beauté, revient pointer son nez quotidiennement. Je crois que mon travail est ma manière de reconnaître cette réalité, même si en parallèle je prends le temps de me poser, et d’apprécier la connexion entre chaque particule du monde.
Est-ce un point qui te touche particulièrement ?
Oui. Trop de personnes ne réalisent pas à quel point nous sommes proches les uns des autres, à moins de frôler des événements tragiques – la guerre, une catastrophe naturelle… Pourquoi donc avons-nous besoin de vivre de telles épreuves pour nous en rendre compte ? Ce lien entre nous, j’essaie de le révéler, sans pour autant toujours y arriver. C’est un travail constant, à la fois interne et externe.
Je perçois l’acte de photographier comme une méditation, qui me permet de mieux comprendre mon monde. C’est un médiateur visuel entre deux groupes qui ne se parlent jamais. Aussi, je m’investis énormément, spirituellement et émotionnellement, dans chaque de mes projets. Je m’ouvre à mes sujets, et, la plupart du temps, eux aussi. C’est un contact qui naît sans que je parle nécessairement beaucoup.
Campesino montre un autre visage de Cuba. Pourquoi cet intérêt pour ce pays ?
La série est née d’une volonté de comprendre les Cubains, de découvrir qui ils étaient réellement, au cœur d’une propagande politique étouffante, séparant nos deux pays. Depuis mon enfance, j’ai entendu dire que les Cubains étaient des horribles communistes qui détestaient les États-Unis…
Mais j’ai découvert que Cuba est un pays incompris par mes pairs. Je pense que c’est principalement dû aux tensions existantes, et à l’impossibilité de s’y rendre, en tant qu’Américain, durant plus de 60 ans. Or, lorsque les gens n’ont pas assez d’informations sur quelque chose, ils se tournent vers les médias populaires pour pallier ce manque. Aux États-Unis ? Cela signifiait des images de bombardements, et des portraits de Fidel Castro et de Che Guevara.
Des figures que tu ne montres pas dans ton livre…
Non. De même, Cuba est toujours associé à sa capitale, La Havane. La plupart des images de l’île la représentent. Mais ces clichés de m’intéressaient pas. Je savais que si je m’y rendais un jour, ce serait pour découvrir l’au-delà de cet espace. Et, au cours de l’expérience, j’ai rencontré les gens les plus accueillants que j’ai jamais vu. Ils mourraient d’envie d’apprendre à me connaître – autant que moi, je voulais les découvrir. Ils étaient aussi extrêmement honnêtes, à propos de leur vie, leur croyance, leur amour pour les autres… Nous gagnerions tous à nous inspirer d’eux.
Qu’as-tu appris d’autre ?
Que leur vision de la communauté est beaucoup plus développée que la nôtre. Je pense que nous avons pu nous en approcher par le passé, mais le flux constant causé par les nouvelles technologies nous en a tellement éloignés que nous avons fini par la perdre. À cause des réseaux sociaux, nous avons oublié comment nous parler. Mais que représentent l’argent et la puissance militaire face à l’amour ? La force des Cubains était palpable, bien qu’ils vivent dans des huttes et dorment à même le sol. Ils comptent parmi les personnes les plus heureuses que j’ai pu croiser. Cela remet beaucoup de choses en cause : qui fait véritablement preuve de force ? Parviendrions-nous à survivre dans ces conditions ?
Comment as-tu découvert ces endroits ?
Je voulais m’aventurer le plus loin possible. Au cours de mes recherches, je suis tombé sur l’exode de jeunes hommes qui quittaient la campagne pour les grandes villes, à la recherche d’un meilleur niveau de vie – qui n’aurait rien à voir avec le travail agricole. Si cet exode peut paraître ordinaire, l’embargo américain (initié par les États-Unis il y a 60 ans et toujours en cours) en a accentué les conséquences. 85% du pays demeure rural, et ses terres ne sont pas convenablement utilisées. Par conséquent, Cuba dépend de ses alliés pour faire vivre ses habitants. La raison ? Un manque d’outils et de machineries modernes – encore une fois, dû à l’embargo. Et à cause de cet exode, les hommes âgés ne partent pas en retraites, et les femmes doivent elles aussi travailler dans les champs, pour nourrir la nation. Si les choses ne changent pas, cela pourrait être désastreux pour les Cubains qui dépendent de l’agriculture.
Les personnes sur tes images sont donc ces travailleurs ?
Oui, ce sont des Campesinos que j’ai rencontrés au cours de mon voyage. Certains d’entre eux sont devenus de bons amis. La plupart sont nés en pleine campagne, et y resteront toute leur vie. Leur connexion à la terre se ressent dans tout ce qu’ils entreprennent. Dans mon livre se trouvent deux essais écrits par des Cubains qui n’ont jamais quitté leur pays : Domingo Pedrera parle de son expérience, ayant grandi en tant que Campesino. Aldo Narania, historien renommé du pays, quant à lui, partage l’histoire de ces personnes, depuis les années 1500. Tous deux ont rendu un très bel hommage à leurs pairs.
Qu’aimerais-tu que l’on dise de ton livre ?
Beaucoup d’entre nous sont amoureux de l’image typique de Cuba – même les photographes de renommée. J’ai toujours été déçu qu’ils se cantonnent à La Havane, ses maisons colorées, sa street photography et ses voitures classiques. Le plus beau compliment qu’on pourrait me faire est d’apprécier que je n’aie pas choisi ce chemin. Plutôt, j’emporte le regardeur dans un voyage atypique, que peu ont vécu. Certains de mes sujets n’avaient encore jamais vu un photographe leur rendre visite ! J’ai rapidement compris qu’il me fallait passer du temps là-bas, pour qu’ils me fassent confiance, et se livrent.
Tu privilégies une représentation monochrome de Cuba, pourquoi ?
Tout simplement parce que je suis très daltonien. La couleur est une distraction pour moi. Si certains photographes savent très bien l’utiliser, je préfère juger une image en termes de substance, de composition, de timing. Trop de clichés, il me semble, sont jugés réussis à cause de différents effets. En ôtant la couleur, je découvre plutôt les « dessous » de ce que je capture, de ce que j’essaie de communiquer.
En va-t-il de même pour l’écriture documentaire ?
Le documentaire permet au regardeur de s’approcher au plus près. C’est l’outil qui m’évoque le plus l’empathie, et qui déclenche ainsi de véritables changements. Le photographe n’est pour moi qu’au service du temps, qu’il doit représenter de manière honnête. Une fois la communication enclenchée, une sorte de transaction a lieu, entre l’auteur et son sujet. Une connexion qui peut être traduite et extrapolée sous la forme d’un langage universel, qui ne s’arrête pas aux frontières, ni aux divergences.
Campesino Cuba, GOST Books, 55$
© Richard Sharum