À travers Slave to Trends, un projet présenté en 2024 à la Fondation Fiminco, Pooya Abbasian explore les tensions entre esthétique gothique, culture populaire et gentrification. Un travail lucide sur les jeux de style, d’identité et de pouvoir, où l’artiste interroge également sa propre place dans les logiques de tendance et d’appropriation.
Pour commencer, est-ce que tu peux me raconter dans quel cadre tu as conçu Slave to Trends ? Comment ce projet s’est-il inscrit dans l’exposition La Logique des lieux ?
La Logique des lieux, c’était une exposition collective de sortie de résidence à la Fondation Fiminco, en 2024. La commissaire, Élodie Royer, travaille beaucoup sur la question des lieux, ce qui est aussi mon cas. Elle m’a encouragé à faire un film aussi, en plus du travail plastique et des images du projet. Peu de temps avant, j’avais réalisé deux premiers films : Maltournée, qui se passe à Saint-Denis – et que j’ai montré l’année dernière à la Maison européenne de la photographie – et Aubervilliers. Les Bas-Pays, que j’ai présenté dans La Logique des lieux est en quelque sorte le troisième volet de ce cycle autour du 93. Pour ma prochaine exposition, je pense d’ailleurs rassembler les trois films ensemble.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’attarder sur le 93 ? C’est un territoire que tu connaissais bien ?
En fait, c’est venu assez naturellement. Toutes ces dernières années, j’ai eu mes ateliers dans le 93. J’étais donc un peu forcé d’y être, d’y vivre à moitié – parce que je vis à Paris. C’est un lieu que je fréquente depuis longtemps.
Comment est né concrètement ce projet au cours de ta résidence ?
J’avais postulé à Fiminco avec un autre projet. Mais une fois en résidence, j’ai commencé à m’en éloigner. J’ai prêté attention à ce que j’entendais, à ce que je vivais là-bas. On était beaucoup d’artistes de nationalités différentes, donc les discussions tournaient souvent autour de l’appropriation culturelle, de la gentrification… Précisément parce que nous étions nous-mêmes dans un lieu emblématique de la gentrification à Romainville. Une bulle au milieu du 93, un quartier culturel « protégé » du reste. On était là, en tant qu’acteur·rices culturel·les et en même temps, on participait à cette transformation du quartier. Et derrière nous, il y a un grand groupe immobilier qui construit toujours plus de logements. Donc il y avait un grand paradoxe.
C’est ce paradoxe que tu mets en scène avec ton projet ?
Oui, je ne suis pas extérieur à ce que je critique. Je fais partie de ce jeu aussi. Même l’esthétique que j’utilise est prise dans cette logique de tendance. À la fin, la position que je prends est celle de quelqu’un qui interroge tout cela, tout en étant lui-même pris dans ce jeu. À l’époque, je voyais plein d’expositions où cette esthétique gothique était présente, avec des chaînes, du cuir… Et je la reprends, moi aussi. Je l’emploie pour poser des questions.
impression cyanotype, sérigraphie
Dès l’entrée de l’exposition, il y avait ce tatouage temporaire « Neuf-Trois » rose, que les visiteur·euses pouvaient se coller sur la peau. C’était une sorte de piège symbolique ?
Oui, le projet s’est vraiment déployé à partir de là. La première étape, c’était ce tatouage imaginé en collaboration avec une amie tatoueuse, qui travaille avec cette typographie gothique très fine et ce trait rouge. On en a fait des versions temporaires, qui durent quelques jours puis deviennent noires, parce que les tatouages sont de mauvaise qualité. Il y a ce côté éphémère, consommable, qu’on finit par enlever, oublier. C’était un geste symbolique : 93 exemplaires, offerts aux visiteur·euses de l’expo. Et en même temps, ça pose la question de ce que cela veut dire de porter un « Neuf-Trois » sur sa peau.
Pourrais-tu m’en dire plus sur cette esthétique gothique, très codée, très liée à la mode ?
À la base, cette esthétique gothique a été utilisée par des groupes de black metal, souvent nordiques, pour s’opposer à la religion, à l’Église (dans les années 1990, la scène black metal norvégienne notamment a été marquée par une opposition virulente au christianisme, ce qui s’est traduit par des actes tels que des incendies d’églises, ndlr). C’était une esthétique du rejet, du mal, de l’enfer… Et puis elle a été récupérée, petit à petit, par la mode. À un moment, dans les communautés gothiques, il y a eu une vraie colère : tout à coup, on pouvait voir des mecs du monde de la mode à New York qui portaient les logos de groupes qu’ils n’avaient jamais écoutés. C’était très violent pour elles et eux. Et ensuite, l’art contemporain a suivi le mouvement, en reprenant ces codes visuels. J’ai vu ça dans plein d’expositions étudiantes, de jeunes artistes. C’est une question d’appropriation, en fait.
Tu as souvent dit que tu t’intéressais aux états transitoires, aux zones de friction. Dans Slave to Trends, il y a à la fois un hommage et une critique. Toi, où te situes-tu dans cette tension ?
Ma position, c’est plutôt celle de l’observateur. Il y a bien sûr une critique à faire, mais je ne me place pas en moraliste. Il y a aussi un aspect personnel : quand j’étais ado, en Iran, j’écoutais ce genre de musique. On s’échangeait des cassettes, des CD… C’était introuvable, donc c’était un vrai trésor. Les premiers dessins que je faisais, c’était des copies de logos, de pochettes de groupes de métal. Je passais beaucoup de temps là-dessus. Mais aujourd’hui, quand je vois cette esthétique reprise dans la mode ou dans l’art contemporain, ça ne me touche pas particulièrement.
Tu peux nous parler des sérigraphies sur verre ? Tu y reprends des images de manifestations à Aubervilliers, pourquoi ce choix ?
Les sérigraphies sont plus directes sur ces questions. Il y a une première image avec le texte « The most broken game ever made », en rose, qui évoque les jeux de gentrification, d’appropriation, les jeux politiques aussi… C’est aussi une critique du monde de l’art. Et puis il y a ces photos des manifestations à Aubervilliers, après la mort de Nahel. Elles sont imprimées sur des verres que j’ai récupérés sur des chantiers de Romainville. Là encore, c’est une manière de renverser les choses, car ces photos, je ne les ai pas prises moi-même. Je les ai re-capturées à l’écran, dans les médias en ligne. Donc je me suis moi-même réapproprié ces images documentaires.
La vidéo du logo qui parle et chante, c’était pour lui donner une voix, en réponse à la dynamique d’appropriation ?
Exactement. Dans cette vidéo, le logo « Neuf-Trois » s’anime, parle au public, chante sur une chanson d’Emperor – c’est ma voix, en fait – , un groupe de black metal que j’adorais adolescent. Le logo dit : « Vous m’avez rendu cool, mais bientôt vous allez me détester. » Il devient un personnage, qui parle de ce qu’il est devenu.
Et les hoodies posés au sol, qui sont eux aussi imprimés avec le logo ?
Oui, on est dans quelque chose de beaucoup plus direct. Le hoodie, c’est un objet chargé, associé à une certaine image, à des clichés, à une stigmatisation… En France, ça sert à contrôler, c’est comme si, en le portant, tu portais un code imprimé sur ton front.
Comment est-ce que tu es venu à l’image, à la photographie ?
À la base, ma pratique en Iran, c’était le dessin. Ensuite, j’ai développé des projets d’installation. J’ai fait un travail important, là-bas, sur l’exotisme, plus précisément sur la manière dont les artistes du Moyen-Orient sont parfois obligé·es de s’exotiser pour plaire à l’Occident. Il y avait déjà cette dimension un peu sarcastique dans mon œuvre. Puis je suis arrivé en France en 2011, car j’étais censé faire la postproduction d’un long-métrage de Jafar Panahi (grand réalisateur de la Nouvelle Vague iranienne, ndlr). Il ne pouvait pas sortir d’Iran, j’ai donc voyagé à sa place. Je suis allé à Cannes pour présenter le film. On m’a ensuite conseillé de ne pas rentrer, pour des raisons politiques. Et puis c’est devenu un peu délicat de rentrer en Iran, donc je suis resté.
Tu as travaillé avec Abbas Kiarostami et Jafar Panahi ?
Oui. J’ai travaillé avec eux, surtout en postproduction. Abbas Kiarostami (autre grand réalisateur iranien, lauréat de la Palme d’Or de 1997, ndlr) m’a beaucoup marqué sur la question du réel. Il disait : « Ce n’est pas du réel, c’est du mensonge. Mais ça nous aide à créer des vérités. » Ça m’a beaucoup influencé. Puis, ici, ma pratique a beaucoup évolué. J’ai arrêté le dessin, je n’étais plus satisfait. À Téhéran, je parlais d’une situation que je vivais. En France, je devenais moi-même un objet d’exotisme. Alors j’ai commencé à prendre des photos, faire des vidéos, étudier l’image. Petit à petit, j’ai appris, puis j’ai désappris ; j’ai déconstruit la technique. Et à partir de 2018, j’ai recommencé à produire. Le dessin est devenu une pratique d’illustration – j’ai publié pas mal de livres en tant qu’auteur-illustrateur de jeunesse – , et dans mon travail personnel, je me suis concentré sur le lien entre photo et vidéo.
Et aujourd’hui, tu continues ce travail entre photo et vidéo ?
Oui, je travaille entre les deux. Ce qui m’intéresse, c’est cet espace de transition entre la photo et la vidéo.
Des projets à venir ?
En septembre, j’aurai une exposition au Carré de Baudouin, dans le 20e arrondissement de Paris. Je vais y présenter ce cycle de films autour du 93 : Maltournée, Numen et d’autres projets que je n’ai pas encore montrés. Ce sera l’occasion de rassembler tout ça.