C’est durant un vernissage étrange – adapté aux normes Covid-19 – que nous découvrons Soleil cou coupé, l’exposition de Gregory Halpern à la Fondation Henri Cartier-Bresson. En visioconférence, le photographe américain, épaulé par Clément Chéroux, commissaire, évoque son périple en Guadeloupe, une terre à la beauté surréaliste et au passé sanglant.
Lauréat 2019 d’Immersion, une commande photographique franco-américaine créée par la Fondation d’entreprise Hermès et la Fondation Henri Cartier-Bresson, Gregory Halpern a choisi de s’intéresser à la France d’outre-mer. « Le programme invite les photographes américains à réaliser une œuvre inédite en France. Je me suis souvenu avoir voyagé en Guadeloupe lorsque j’étais enfant, et j’avais oublié que l’île était française. C’était une manière subversive d’utiliser la bourse », explique-t-il. Conscient du passé douloureux de la terre des Caraïbes, l’auteur a séjourné trois mois sur place, allant à la rencontre des hommes, de la faune et de la flore du territoire. Un périple inspiré par le surréalisme caribéen – incarné par Aimé Césaire, dont le poème Soleil cou coupé prête son nom à l’exposition – le poids de l’histoire et la curiosité naturelle de l’auteur.
Poétiser le quotidien
Débute alors une routine créative : « tous les jours, entre la fin de la matinée et le coucher de soleil, le photographe capture ce qu’il voit. Avec la persévérance d’un chercheur d’or qui filtrerait le sable d’une rivière dans l’espoir d’y trouver une pépite, il arpente le territoire, le plus souvent à pied », raconte Clément Chéroux, commissaire de l’exposition. Une déambulation surréaliste et intuitive qui mène l’artiste vers des scènes inespérées. « Mon approche est un mélange de planifications et de hasards. J’adore prévoir mon itinéraire à l’aide d’une carte, mais je ne le respecte jamais vraiment », confie Gregory Halpern.
Loin des parcours touristiques, il documente une Guadeloupe sans artifice, aux paysages sauvages et aux habitants passionnants. Bercé par la poésie de Césaire, le photographe compose des images brutes, psychédéliques, abstraites. Dans ses clichés, les contrastes tranchent et les scènes deviennent hypnotiques. « En littérature, les ouvrages sont séparés entre fiction et non-fiction – la photographie est cet espace confus entre les deux. J’aime apporter une dimension métaphorique à un travail documentaire », précise Gregory Halpern. Un couple enlacé passionnément, une voiture, devenue épave, explosée sur la route, une rue recouverte de pétales rosés… Chaque image poétise le quotidien, et donne aux lieux une aura surnaturelle… ou dramatique.
Une libération face aux démons du passé
« Sur place, j’étais très conscient d’être un homme américain blanc. J’ai étudié avec beaucoup d’attention le passé de l’île, les conséquences de l’esclavage et du colonialisme, et j’ai décidé d’ajouter des références historiques subtiles dans mes images »,
raconte l’auteur. Le passé de la Guadeloupe est sanglant : invasion, conquêtes européennes, commerce triangulaire, révolutions… Cette violence résonne, encore aujourd’hui, et le territoire porte les cicatrices d’une histoire forgée dans la conquête. Des stigmates que les images de Soleil cou coupé parviennent à révéler. Effigies d’anciens colons vandalisées, rapports hiérarchiques ambigus entre natifs et touristes, carnaval masqué et cathartique se suivent, et donnent à voir le besoin de libération, face aux démons du passé.
Parmi les œuvres présentées dans l’exposition, l’une est particulièrement parlante : un figuier étrangleur, arbre gigantesque, poussant au sein d’une ancienne prison d’esclaves. Ses larges racines détruisent, au fil du temps, l’édifice qui l’entoure. Symbole de l’enlisement de l’esclavage et du désir de détruire cet héritage, l’arbre apparaît comme une véritable force de la nature, à observer avec respect. Dur, poétique et redoutablement honnête, le projet de Gregory Halpern emprunte à l’imagerie littéraire comme aux discordes des siècles derniers et fait le portrait d’une île aux mille histoires. Un territoire dont l’histoire brutale est ignorée par trop de français. Publiée également sous la forme d’un ouvrage, aux Éditions Aperture, Soleil cou coupé s’impose comme un récit coup de poing, aiguisé, tout comme la tranche du livre, sectionnée à la guillotine.
Soleil cou coupé, Éditions Aperture, 37€, 120 p.
Jusqu’au 18 octobre
Fondation Henri Cartier-Bresson, 79 rue des Archives, Paris
© Gregory Halpern