Elle est l’une des commissaires d’exposition les plus en vue. De Paris Photo à PhotoSaintGermain, des Rencontres d’Arles à la Biennale de Mulhouse en passant par la Saison de la Lituanie, Sonia Voss s’intéresse à la photographie résistante et créative d’artistes ayant connu la domination soviétique. Rencontre.
Fisheye : Paris Photo, la Saison de la Lituanie, PhotoSaintGermain… Votre actualité est chargée !
Sonia Voss : C’est vrai [Rires.] Mais il y a un dénominateur commun, à savoir mon attrait pour l’Allemagne de l’Est, les pays de l’Est et leur résistance à travers l’art, au fil des générations.
Vous êtes commissaire d’exposition indépendante. Quel est votre parcours ?
Je viens du cinéma. Cinéphile passionnée depuis l’adolescence, je m’étais donné pour objectif de travailler dans ce milieu. Alors j’ai fait des études de montage à Bruxelles. Un film s’écrit trois fois, dit-on : au moment du scénario, lors du tournage, et lors de l’étape cruciale du montage. En anglais, « montage » se traduit par « editing » : le geste est le même. D’ailleurs, j’y repense souvent en montant des expositions. Après mes études et pendant plus de dix ans, j’ai bifurqué vers la production (longs ou courts métrages, films d’essai, à la croisée des genres ou expérimentaux, fiction purement narrative, etc.) Seulement, en France, produire des films d’auteur est un combat. Résultat, en 2014, je suis partie à Berlin pour changer d’air. Tout le monde partait là-bas. Je suis à moitié allemande, donc c’était peut-être une façon de saisir l’opportunité de me rapprocher d’un pays dont la poésie et la musique ont toujours compté pour moi. Être dans un endroit où personne ne vous connaît ni ne vous attend, ça libère pas mal d’horizons.
C’est à ce moment précis que vous faites une rencontre décisive, n’est-ce pas ?
En effet. Assez curieusement, il a fallu que j’aille à Berlin pour faire la rencontre d’un homme formidable qui s’appelait Xavier Barral [éditeur français, 1955-2019, ndlr]. Il était là pour la parution de Das Watt d’Alfred Ehrhardt. Et moi, je m’étais liée d’amitié avec la directrice de la Fondation Alfred Ehrhardt. Ce jour-là, je mentionne à Xavier le corpus méconnu de George Shiras, sur lequel j’étais tombée peu avant notre rencontre. Cela lui a suffi pour m’accorder sa confiance. Il a réussi à percevoir le potentiel d’un beau livre. L’Intérieur de la nuit, de Shiras, est ainsi paru en 2015 – on me le demande encore, bien qu’il soit épuisé. J’ai soumis à Claude d’Anthenaise, alors directeur du musée de la Chasse et de la Nature à Paris, un projet de monstration pour coïncider avec la sortie du livre. Ce fut donc ma toute première exposition. J’ai vraiment eu de la chance de rencontrer des personnes qui ont regardé ce que je leur montrais, ce que je leur apportais, plutôt que mon CV. J’ai trouvé ça tellement génial de monter une exposition, que j’ai proposé à ce même musée de transformer l’essai avec Sophie Calle. Ils ont dit oui. C’était en 2018. Puis j’ai enchaîné l’année suivante avec une exposition à Arles pour les trente ans de la chute du mur. À Berlin, j’ai découvert un corpus vraiment passionnant de la photographie est-allemande – en particulier des décennies (1970-1980) qui ont précédé la chute du mur (1989) et de l’URSS (1991).
Pourquoi un tel attrait pour cette période de l’Histoire ?
Parce qu’elle correspond à l’émergence en Allemagne de l’Est d’une génération née derrière le mur, qui n’a jamais rien connu d’autre. Et cela s’applique aussi à d’autres pays du bloc de l’Est. Le mur a été construit en 1961, et on voit bien que les personnes nées dans les années 1960, une fois arrivées à la fin des années 1970, ont eu, pour certaines, l’envie d’être artistes. Il y a eu une sorte de désillusion totale par rapport à ce que le système pouvait leur offrir. Iels se sont dit : « Que reste-t-il quand on n’a plus le droit de voyager, de sortir, d’exprimer ses idées, de parler à ses ami·es ? » Face à la surveillance accrue de la Stasi, qui infiltrait les milieux artistiques, iels ont eu le courage de tenter des choses, de se mettre en scène chez elleux ou à la campagne, parfois de manière subversive, en faisant preuve d’audace et d’introspection… C’était une forme de résistance. Cette façon de créer des espaces de liberté avec très peu de choses et en dépit des systèmes coercitifs brutaux me passionne vraiment. Au fil du temps, j’ai poussé plus loin les explorations : je suis allée en Lituanie, en République tchèque, etc. D’un pays à l’autre, il y a des différences, mais on retrouve cette même stratégie : l’inventivité dans l’art face aux restrictions et à la censure.
À Paris Photo, vous investissez le nouveau secteur Voices, avec une curation autour de ces pays et de cette période. Racontez-nous.
Anna Planas, directrice artistique de Paris Photo, m’a accordé l’une des trois cartes blanches confiées à des commissaires pour investir ce nouvel espace. J’ai intitulé mon projet d’exposition 4 murs, pour cette idée de création qui se fait derrière les murs, dans l’intimité de l’espace domestique transformé en théâtre, en observatoire ou en laboratoire d’expérimentation. J’ai travaillé avec cinq galeristes : Kaunas Gallery, en Lituanie ; Fotograf Contemporary, en République tchèque ; Monopol, en Pologne ; Anca Poterașu, en Roumanie. Et enfin, Alexandra De Viveiros Gallery, qui est à Paris mais représente essentiellement l’école de Kharkiv, en Ukraine. À elles cinq, elles mettent en lumière une quinzaine d’artistes à Paris Photo. On a essayé avec certaines de tisser des liens entre des corpus historiques et des points de vue plus contemporains.
Cette interview est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #68.