Photographe allemand installé à Tokyo, Stefan Dotter signe, avec Women of the Sea, une immersion sensible au cœur d’une tradition millénaire en voie d’extinction : celle des ama, ces plongeuses japonaises qui récoltent des perles, fruits de mer et coquillages sans bouteille d’oxygène. Plus qu’un reportage, sa série dresse un portrait silencieux de la transmission, du geste ancestral et d’une forme de liberté féminine à contre-courant.
Stefan Dotter ne se définit pas comme un photographe documentaire au sens strict. Pourtant, avec Women of the Sea, il s’agit bien d’un pan du Japon traditionnel qu’il cristallise sur pellicule. Le projet est né d’une conversation avec un ami japonais, Wataru Suzuki, qui lui parle de ces femmes de la mer, les ama en japonais, plongeant depuis des siècles dans les profondeurs. Fasciné par cette histoire, l’artiste part à la rencontre de la famille Nakagawa, l’une des rares lignées où cette pratique subsiste encore et où trois générations s’y succèdent. Il restera ainsi sur place durant deux semaines, suivant au plus près Shizuka et Sanae, la mère et sa fille, dans leur quotidien fait de gestes anciens, de silences habités et de rituels inchangés.
« Je n’ai pas beaucoup photographié sur place. L’ensemble du projet a été réalisé avec seulement une dizaine de pellicules », confie Stefan Dotter, davantage intéressé par l’intime que le spectaculaire. Le grain chaud et la lumière douce de ses images, prises en moyen format argentique, traduisent autant la délicatesse de ces femmes que la rudesse de leur environnement. « Dans mon travail, tout se passe dans la chambre noire. J’ai essayé de pousser la chaleur un peu plus loin pour refléter la gentillesse des plongeuses, tout en restant fidèle au bleu si particulier du Japon », précise-t-il. Son approche, intuitive et peu intrusive, donne à ses clichés une force cinématographique. Il saisit des instants suspendus, tels que des regards, des gestes, des silences, qui ne sont pas sans rappeler certains films japonais où la lenteur est parfaitement maîtrisée et où chaque geste compte.
Une mémoire vivante en sursis
Les ama ne sont pas seulement des pêcheuses, elles incarnent un savoir-faire transmis par les femmes depuis des millénaires. Leur technique repose sur l’apnée et notamment une respiration unique, appelée isobue, le « sifflement de la mer », un souffle aigu émis à la remontée pour réguler la respiration et signaler leur présence. Cette pratique, aujourd’hui menacée par l’évolution des modes de vie, a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2017. Dans un Japon en pleine modernisation, les ama sont devenues les vestiges vivants d’un lien intime avec la mer. Cette série résonne d’ailleurs avec des thématiques fortes, comme la résilience, l’indépendance et la transmission féminine. « Je n’ai pas entrepris ce projet dans un but précis, mais simplement par pur intérêt pour l’artisanat traditionnel et la recherche de la beauté », explique Stefan Dotter. Et c’est sans doute cette posture dénuée d’intention explicite qui donne à Women of the Sea cette puissance visuelle. En photographiant ces femmes qui plongent sans aucune assistance, il capte une forme de résistance silencieuse. Celle d’un savoir-faire ancestral qui, face à la modernité, refuse encore de se dissoudre.
Dans l’une de ses images favorites, deux ama apparaissent en contre-plongée, comme figées dans un ciel couleur pastel. « La prise de vue a été très rapide, mais elle a fait tant de vagues et remporté tant de prix en raison de la rencontre pure et brute qu’elle représentait », se remémore le photographe autodidacte. Il offre une vision précieuse de ce monde en suspension, où la liberté passe par la maîtrise du souffle, par la solitude choisie de l’apnée, et par la complicité muette entre femmes. Mais le temps passe. Il ne resterait que 2000 ama dans tout le Japon, et leur nombre ne cesse de décroître. « Les choses disparaissent, et c’est triste, cela fait aussi partie du cours du temps. Mais je vois une grande importance à les capturer en photographies, pour qu’elles vivent un peu plus longtemps », note l’artiste. En regardant ses images, on ne voit pas seulement un métier menacé, mais un mode d’existence profondément enraciné. Women of the Sea devient ainsi un espace de résonance, entre les clapotis d’une mer intérieure et les battements de cœur d’un Japon qui, parfois, sait encore chuchoter à celles et ceux qui l’écoutent.