Stefan Dotter, dans le sillage des femmes de la mer

25 avril 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Stefan Dotter, dans le sillage des femmes de la mer
© Stefan Dotter
Photo en noir et blanc d'une Ama, de profil. Elle porte un masque de plongée.
© Stefan Dotter

Photographe allemand installé à Tokyo, Stefan Dotter signe, avec Women of the Sea, une immersion sensible au cœur d’une tradition millénaire en voie d’extinction : celle des ama, ces plongeuses japonaises qui récoltent des perles, fruits de mer et coquillages sans bouteille d’oxygène. Plus qu’un reportage, sa série dresse un portrait silencieux de la transmission, du geste ancestral et d’une forme de liberté féminine à contre-courant.

Stefan Dotter ne se définit pas comme un photographe documentaire au sens strict. Pourtant, avec Women of the Sea, il s’agit bien d’un pan du Japon traditionnel qu’il cristallise sur pellicule. Le projet est né d’une conversation avec un ami japonais, Wataru Suzuki, qui lui parle de ces femmes de la mer, les ama en japonais, plongeant depuis des siècles dans les profondeurs. Fasciné par cette histoire, l’artiste part à la rencontre de la famille Nakagawa, l’une des rares lignées où cette pratique subsiste encore et où trois générations s’y succèdent. Il restera ainsi sur place durant deux semaines, suivant au plus près Shizuka et Sanae, la mère et sa fille, dans leur quotidien fait de gestes anciens, de silences habités et de rituels inchangés.

« Je n’ai pas beaucoup photographié sur place. L’ensemble du projet a été réalisé avec seulement une dizaine de pellicules », confie Stefan Dotter, davantage intéressé par l’intime que le spectaculaire. Le grain chaud et la lumière douce de ses images, prises en moyen format argentique, traduisent autant la délicatesse de ces femmes que la rudesse de leur environnement. « Dans mon travail, tout se passe dans la chambre noire. J’ai essayé de pousser la chaleur un peu plus loin pour refléter la gentillesse des plongeuses, tout en restant fidèle au bleu si particulier du Japon », précise-t-il. Son approche, intuitive et peu intrusive, donne à ses clichés une force cinématographique. Il saisit des instants suspendus, tels que des regards, des gestes, des silences, qui ne sont pas sans rappeler certains films japonais où la lenteur est parfaitement maîtrisée et où chaque geste compte.

Photo de la mer
© Stefan Dotter
Portrait d'une Ama, plongeuse japonaise, on voit la mer au loin. Elle porte un petit bonnet et une tunique, elle est tout en blanc.
© Stefan Dotter

Une mémoire vivante en sursis

Les ama ne sont pas seulement des pêcheuses, elles incarnent un savoir-faire transmis par les femmes depuis des millénaires. Leur technique repose sur l’apnée et notamment une respiration unique, appelée isobue, le « sifflement de la mer », un souffle aigu émis à la remontée pour réguler la respiration et signaler leur présence. Cette pratique, aujourd’hui menacée par l’évolution des modes de vie, a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2017. Dans un Japon en pleine modernisation, les ama sont devenues les vestiges vivants d’un lien intime avec la mer. Cette série résonne d’ailleurs avec des thématiques fortes, comme la résilience, l’indépendance et la transmission féminine. « Je n’ai pas entrepris ce projet dans un but précis, mais simplement par pur intérêt pour l’artisanat traditionnel et la recherche de la beauté », explique Stefan Dotter. Et c’est sans doute cette posture dénuée d’intention explicite qui donne à Women of the Sea cette puissance visuelle. En photographiant ces femmes qui plongent sans aucune assistance, il capte une forme de résistance silencieuse. Celle d’un savoir-faire ancestral qui, face à la modernité, refuse encore de se dissoudre.

Dans l’une de ses images favorites, deux ama apparaissent en contre-plongée, comme figées dans un ciel couleur pastel. « La prise de vue a été très rapide, mais elle a fait tant de vagues et remporté tant de prix en raison de la rencontre pure et brute qu’elle représentait », se remémore le photographe autodidacte. Il offre une vision précieuse de ce monde en suspension, où la liberté passe par la maîtrise du souffle, par la solitude choisie de l’apnée, et par la complicité muette entre femmes. Mais le temps passe. Il ne resterait que 2000 ama dans tout le Japon, et leur nombre ne cesse de décroître. « Les choses disparaissent, et c’est triste, cela fait aussi partie du cours du temps. Mais je vois une grande importance à les capturer en photographies, pour qu’elles vivent un peu plus longtemps », note l’artiste. En regardant ses images, on ne voit pas seulement un métier menacé, mais un mode d’existence profondément enraciné. Women of the Sea devient ainsi un espace de résonance, entre les clapotis d’une mer intérieure et les battements de cœur d’un Japon qui, parfois, sait encore chuchoter à celles et ceux qui l’écoutent.

paysage en noir et blanc, proche de la mer, au Japon
© Stefan Dotter
Portrait d'une Ama en noir et blanc avec un masque de plongée.
© Stefan Dotter
Deux Ama, des plongeuses japonaises, sur un pont
© Stefan Dotter
À lire aussi
La vitalité des ama se diffuse dans le langage visuel d'Uraguchi Kusukazu
© Uraguchi Kusukazu. Au large, 1974. Avec l’aimable autorisation d’Uraguchi Nozomu.
La vitalité des ama se diffuse dans le langage visuel d’Uraguchi Kusukazu
Des photographies inédites de la monumentale archive d’Uraguchi Kusukazu prennent vie aux Rencontres d’Arles. Le photographe japonais a…
04 juillet 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Issei Suda : le Japon d’après-guerre en prise avec la modernité
© Issei Suda
Issei Suda : le Japon d’après-guerre en prise avec la modernité
Jusqu’au 13 octobre 2024, le centre d’art de GwinZegal, à Guingamp, présente Fushikaden, série emblématique d’Issei Suda, qui immortalise…
09 août 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Dans Fisheye, les photographes japonais·es écrivent des histoires au féminin
© Sakiko Nomura
Dans Fisheye, les photographes japonais·es écrivent des histoires au féminin
Enjeux sociétaux, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le…
13 septembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Explorez
Les coups de cœur #569 : Axel Pimont et Pierre Leu
© Axel Pimont
Les coups de cœur #569 : Axel Pimont et Pierre Leu
Axel Pimont et Pierre Leu, nos coups de cœur de la semaine, pratiquent avec retenue la photographie de rue. Si les deux cherchent à...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Bernard Plossu : Naples à hauteur d'âme
© Bernard Plossu
Bernard Plossu : Naples à hauteur d’âme
Présentée à la galerie Territoires Partagés jusqu'au 31 janvier 2026, Les Napolitains de Bernard Plossu marque un tournant dans le...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Jonathan Bertin : l'impressionnisme au-delà des frontières
Silhouette urbaine, Séoul Impressionism © Jonathan Bertin
Jonathan Bertin : l’impressionnisme au-delà des frontières
Jusqu’au 20 décembre 2025, Jonathan Bertin présente, à la Galerie Porte B, un dialogue délicat entre sa Normandie natale et Séoul, ville...
20 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
16 expositions photographiques à découvrir en novembre 2025
Topside III, de la série L’île naufragée, 2022 © Richard Pak
16 expositions photographiques à découvrir en novembre 2025
Pour occuper les journées d'automne, la rédaction de Fisheye a sélectionné une série d'événements photographiques à découvrir à Paris et...
17 novembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Nos derniers articles
Voir tous les articles
26 séries de photographies qui capturent l'hiver
Images issues de Midnight Sun (Collapse Books, 2025) © Aliocha Boi
26 séries de photographies qui capturent l’hiver
L’hiver, ses terres enneigées et ses festivités se révèlent être la muse d’un certain nombre de photographes. En ce jour de Noël, la...
À l'instant   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
© Fabrice Laroche
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
Consciemment ou non, des photographes du monde entier travaillent sous l’influence de Martin Parr. Mais pour la communauté photographique...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Thomas Andrei
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
© Natural Johnson / Instagram
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
Dans notre sélection Instagram de la semaine, les artistes célèbrent l’amitié féminine et la sororité. Sur leurs photographies, des...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina