Jusqu’au 6 novembre, laissez-vous happer par l’exposition photographique de l’Abbaye royale de l’Épau. Dialoguent, dans des salles et jardins paisibles, des images nous contant des histoires de vies à travers le monde.
Le 20 juin dernier sonnait la 11e édition de la saison photographique de l’Abbaye royale de l’Épau. Moins de deux semaines après l’historique centenaire des 24h du Mans, Véronique Rivron, présidente de la commission vie associative, culture, tourisme et patrimoine de la Région, nous accueillait avec ces quelques mots « Ce lieu est un véritable trésor pour la Sarthe. Le temps, le passé, le présent, et tout ce qui éclot hors du temps : voici ce que nous présentons pour cette saison 2023 dans ces 13 hectares qui vous emporteront vers des univers totalement différents ».
Dès notre arrivée sur le site, les clapotis de la rivière bordant l’Abbaye nous murmurent déjà quelques douces symphonies. Si le ciel brumeux présage un mauvais temps, les jardins et la bâtisse cistercienne nous promettent quant à eux un nouveau soleil de création au son des photographes dévoilé·es. Par des approches diverses, tous·tes communiquent leur amour commun des récits au long cours.
Ce qui nous meut
Sont accueillis dans l’enceinte de l’Abbaye, au sein de l’auditorium et de la salle capitulaire, Jean-François Mollière et Nicolas Tarek Camoisson. Deux artistes dont les œuvres, profondément singulières, nous présentent les forces mouvantes de l’humain et de la terre. Pour l’un, cela réside davantage dans la captation d’épiphanies citadines, quand l’autre s’attache à honorer un artisanat en voie de disparition. Ainsi, avec sa Ville invisible, Jean-François Mollière construit une galerie d’images en jouant avec la verticalité des gratte-ciels new-yorkais, ou tokyoïtes. « J’avais envie d’être discret par rapport à la beauté du lieu. Mon travail s’apparente à celui d’un metteur en scène, là où les passant·es deviennent les comédien·nes. À la recherche de l’accident, je me frotte au réel. Dans ce projet j’ai cherché à provoquer les choses, et de fait me surprendre moi-même par ce jeu », explique l’artiste. Invité surprise de l’exposition, un musicien rencontré quelques jours plus tôt par Jean-François Mollière, nous offre un morceau improvisé de musique. Silencieux·ses, nous l’écoutons apprivoiser la viole de gambe, regardant autour le monde s’agiter. Les images volées dans le métro dansent alors accrochées au fil, la rigidité des immeubles s’efface au profit de la fluidité musicale, tout s’emballe et reste stoïque à la fois. La ville s’élance à travers la tempête de neige, et l’ensemble résiste indéniablement au déclin qui la guette.
Dans la salle adjacente, Nicolas Tarek Camoisson présente sa série Les roues interdites, débutée il y a plus d’une quinzaine d’années. Un sujet qui a dépassé la simple photographie documentaire, où il s’est intéressé aux artisans syriens de la Noria (machine hydraulique utilisée pour l’irrigation de l’eau, ndlr). « Je me suis rendu en Syrie avant la révolution de 2011, afin d’y documenter cette tradition. Je voulais témoigner de tout ce patrimoine culturel, le protéger. Aujourd’hui malheureusement, seules deux norias tournent encore, la moitié des artisans ont disparu pendant le printemps arabe. (…) Cela fait quinze ans que je porte avec moi ce sujet, quinze ans que j’ai emprunté ce chemin, et j’espère encore continuer à l’emprunter », explique-t-il. Ici, la douceur de l’eau contraste avec la dureté du labeur. Elle n’est plus si porteuse d’heureuses nouvelles, elle semble rude, parfois destructrice. Et comme pour conserver la beauté de cette tradition, Nicolas Tarek Camoisson garde des traces, des schémas, des maquettes, les outils rouillés par le temps. Il lègue aux spectateurices ce que lui ont appris les images. Présenté au milieu de l’Abbaye, entre les pierres chargées d’histoires, cet artisanat basé sur un savoir empirique résonne avec encore plus de force.
Suivre l’autre de près
En s’aventurant dans les allées boisées du parc de l’Abbaye, et vers le bord de l’eau, viennent à nous les portraits de femmes impétueuses de Luisa Dörr. Dans Immila et Flying Cholitas, l’artiste s’intéresse à des skateboardeuses et catcheuses boliviennes. Se réappropriant leurs corps et leurs racines amérindiennes, les imilla (jeunes filles en quechua ou aymara, ndlr) bravent les routes et les skateparks, vêtues de leurs vêtements traditionnels. « Lorsque les espagnol·es sont arrivé·es en Bolivie, iels ont forcé les femmes à porter les polleras (jupes bouffantes, ndlr) et chapeaux, contribués à les marginaliser. Aujourd’hui, ces nouvelles générations d’adolescentes le portent pour symboliser leur résistance, comme un signe distinctif de force et de féminité », déclare la photographe. Quelques tricks plus loin, les habitantes d’El Alto, ville aux pieds des montagnes Andines, paraissent braver les airs. Travailleuses dans des usines le jour, et catcheuses sur le ring le soir, elles combattent les discriminations à bien des égards. Couleurs vives, regards et silhouettes clinquants de fierté… Dans les images de Luisa Dörr, les matriarches donnent le ton et la figure à suivre.
Au cœur du verger, entre les pivoines et framboisiers, Denis Dailleux sème les graines de son amour pour l’Égypte. Ne souhaitant pas sombrer dans « l’écueil du best off », en présentant quinze ans de sa vie, il nous raconte simplement être « tombé sur le charme d’un égyptien puis du Caire ». Ses images – que nous avions déjà pu admirer à la galerie Camera Osbcura – sont cette fois-ci dévoilées en grand format, et se fondent avec finesse dans les plantes élevées. L’urbain et les mosaïques dialoguent alors dans cet écrin naturel, sur les cimaises de bois assemblés. Le vent nous siffle une chaleur voisine nous parvenant probablement du Nil, ou des fêtes du soir. En passant par la clairière des collégiens, on découvre les installations éphémères réalisées par les élèves des écoles, collèges et lycées alentour. En travaillant au contact de photographes de la région, les étudiant·es ont été amené·es à questionner le vivant par la photographie. Une manière de continuer à sensibiliser et éveiller sur le médium en tant que témoin.
Afin de parfaire ce chemin du dialogue, Valentin Figuier dévoile sur des cimaises flottantes – construites à base de matériaux recyclés par les scénographes de l’Abbaye – Endless Pursuit : l’odyssée d’une recherche sans fin. Une série suivant un surfeur sur trois ans, de ses défis à ses réussites, en passant par ses blessures, le tout situé entre les côtes bretonnes et les rives du Sud-Ouest. Naviguant sur les douves du lieu, les clichés du photographe nous emportent dans les remous d’une vie passée à dompter l’eau. Une douce manière de clôturer cette balade photographique.