Theo Wenner est le premier photographe à avoir pu s’immiscer dans le quotidien de la division homicide du New York City Police Department, aussi connu sous le sigle NYPD. Pendant deux ans, il a pu suivre une équipe d’enquêteurs par intermittence et a réalisé une série sobrement nommée Homicide.
New York est tapie dans l’obscurité. Des lueurs jaunes, bleues, rouges et blanches esquissent les contours des gratte-ciel qui fendent la nuit. Elles se reflètent dans la brume qui traverse la ville et enveloppe cette dernière de mystère. La distance, qui permet de contempler une telle vue, annihile le bruit. D’ici, la métropole a l’air paisible, même si le tumulte qui la caractérise se devine volontiers. Dans les méandres des rues, une voiture noire, perlée de pluie, marque l’arrêt. Le conducteur a baissé la vitre adjacente pour discuter avec un homme vêtu d’un imperméable beige. Sa tenue se complète d’une chemise bleu layette et d’une cravate dont le motif rappelle la garniture de son chapeau. Il s’agit du capitaine Nick Fiore et du sergent Brennan. Tous deux officient au sein du service de police local, le New York City Police Department, aussi connu sous le sigle NYPD, et s’échangent des informations cruciales. À l’image, le grain est saillant et fige l’instant. Rien ne nous permet de définir l’époque. Rien ne nous indique non plus quel est le drame qu’ils vont tâcher d’élucider au cours des prochaines heures. « J’ai voulu documenter les choses auxquelles j’ai assisté en passant deux ans avec eux, par intermittence. C’est à celui ou celle qui parcourt Homicide de décider quelle est l’histoire. C’est un livre ouvert. Je montre simplement ce que j’ai vu », insiste Theo Wenner, qui signe les tirages de cet ouvrage paru aux éditions Rizzoli, avant de nous apporter des précisions sur la situation : une quadruple fusillade venait alors de se produire. Deux victimes étaient tombées sous les balles.
208 pages
72 €
Dépeindre le portrait des détectives
S’il peut sembler étonnant qu’un photographe de mode compose une série autour d’un tel sujet, cela s’impose pourtant, dans son cas, comme une évidence. « C’est un projet auquel j’ai réfléchi pendant longtemps. Je me suis toujours intéressé à la culture américaine et à ses différentes sous-cultures, et j’ai grandi en regardant des milliers et des milliers de films. Les histoires policières sont un genre qui fait partie de cette culture. Je voulais voir à quoi cela ressemblait aujourd’hui, dans la vie réelle », nous explique Theo Wenner. Pour y parvenir, celui-ci a dû faire preuve de patience. Jusque-là, la division des homicides de la police criminelle new-yorkaise n’avait jamais autorisé quiconque à s’immiscer dans son quotidien. « Il m’a d’abord fallu rencontrer un inspecteur, nouer une relation avec lui et, petit à petit, gagner sa confiance. Puis, à partir de là, il a encore fallu plusieurs années pour que le NYPD soit à l’aise avec l’idée de me laisser entrer dans ce monde pour en rendre compte », se souvient-il. Dès lors, l’artiste américain a dû faire fi des clichés véhiculés à la télévision, au cinéma et dans la presse. « J’ai essayé de ne pas avoir d’a priori avant d’intégrer le cœur du métier. Je souhaitais dresser le portrait des détectives, comprendre quel type d’individus choisit de faire face à la mort de cette façon. C’est très intéressant d’un point de vue photographique, mais également émotionnel. C’est un univers fascinant à voir. J’ai été frappé par leur intuition, par leur profonde connaissance de l’humanité et par leur expérience des gens. Ces personnes sont incroyablement douées pour lire dans l’esprit des autres, pour déceler des éléments clés dans une pièce ou dans une conversation. Des dynamiques tacites se dessinent entre elles. Elles vivent dans leur monde. On repère des codes qui se transmettent d’une génération de détectives à l’autre », poursuit-il.
Il faut dire que ce milieu singulier évolue dans sa propre réalité, qui n’est pas régie par des horaires fixes. Au fil des pages, les protagonistes apparaissent aussi bien dans des moments d’intimité, tout en légèreté, un verre à la main pour décompresser entre collègues après le travail, que sur le terrain, là où l’inimaginable s’est produit. « Il y a une photographie, prise dans l’embrasure d’une porte, qui révèle une scène de crime épouvantable, évoque notre interlocuteur à titre d’exemple. On découvre l’intérieur de l’appartement et, à droite, on discerne le reflet de cet interminable couloir verdâtre, éclairé par un néon. C’est comme si vous regardiez de l’autre côté. Si vous passiez par là, sans savoir ce qui est arrivé derrière cette porte, vous ne vous douteriez pas qu’il y a eu un homicide. Ici, vous voyez les deux points de vue. » Cette image cristallise ainsi le quotidien de ces figures de l’ombre. Quand un crime a lieu, le temps se suspend, se confine et s’étire jusqu’à ce que l’enquête aboutisse. Elle prend le pas sur le monde extérieur, qui n’a pas toujours conscience de ces drames. Seule la concentration est reine.
La suite de cet article est à retrouver dans Fisheye #69.