Ce vendredi 8 septembre sortira Ukraine, Fragments, un livre collectif proposé par MYOP. Dans des approches qui leur sont propres, six photographes de l’agence retracent un an de conflit dans toutes ses nuances. Pour Fisheye, Michel Slomka, qui a participé à la création de l’ouvrage, revient sur sa genèse.
Fisheye : Comment l’idée de concevoir Ukraine, Fragments vous est-elle venue ?
Michel Slomka : Nicolas Ledoux – qui est à la tête d’ABM, un studio de graphisme qui a aussi une partie édition – est venu nous voir à l’été 2022 avec la volonté de faire un livre sur l’Ukraine. Il avait vu des images dans la presse, notamment dans Le Monde, qui l’avaient particulièrement touché. Son équipe et lui ont ensuite découvert l’étendue des projets de Guillaume Binet, Zen Lefort, Laurence Geai, Chloé Sharrock, Adrienne Surprenant et moi-même, à savoir les six photographes qui ont travaillé sur l’Ukraine chez MYOP. Il faut noter qu’ils se sont toutes et tous rendus sur place pour des durées plus ou moins longues, moi seul n’y suis jamais allé, je travaille depuis la France. Ensemble, nous avons discuté de ce qu’il était possible de faire sachant qu’un livre sur la guerre est toujours particulier. Il faut réfléchir à l’intention que l’on met dans ce genre de livres.
Comment s’est organisée l’élaboration de ce projet ?
Chez MYOP, les projets sont toujours collectifs. Il s’agissait donc de constituer un petit comité de pilotage, qui se compose ici de Guillaume Binet, Coline Plançon, Antoine Kimmerlin et moi-même. Nous avons supervisé différents aspects de la conception, et tout a été très fluide. Le livre est arrivé assez vite, il se fabriquait en temps réel. Il suit la chronologie d’une année, et il y avait des photographes sur le terrain pendant que la maquette était en train d’être réalisée. C’est tout l’intérêt de ce type de format. En revanche, il a forcément fallu faire des choix, car nous ne pouvions pas excéder les 300 pages. La maquette s’ajustait selon les différents temps de la guerre, selon les temps de présence de nos photographes, aussi. Parfois, plusieurs personnes étaient sur place, parfois une seule… Cette fluctuation est complètement assumée. Nous ne prétendons à aucun moment à une exhaustivité de regard.
« Il faut toujours se rappeler que lorsque les choses adviennent, c’est toujours dans le chaos. L’objectif de ce livre est de montrer cette réalité. L’aspect fragmentaire renvoie à la complexité de la guerre où des scènes terribles côtoient des scènes plus joyeuses. »
Effectivement, la notion de fragments de réalité, d’instants est au cœur de l’ouvrage et s’annonce dès le titre…
Beaucoup d’évènements du conflit n’ont pas été couverts par les photographes de l’agence MYOP. Cet aspect fragmentaire était assumé dès le début et nous semblait intéressant à communiquer au public. Il est donc repris dans le titre et dans la maquette d’ABM qui a voulu penser une chronologie, mais aussi des espaces dans la mise en page qui laissent sous-entendre de manière subtile, graphique qu’il y a des choses que l’on ne verra pas dans ce livre. Comme je le disais, faire un livre sur la guerre est très compliqué, il faut savoir ce que l’on veut et va raconter, et ça l’est encore plus quand six regards s’entremêlent. Lorsque l’on fait un ouvrage collectif, il faut trouver un fil rouge pertinent, et la chronologie s’est imposée à nous.
Elle permettait de répondre à plusieurs objets et de proposer un discours sur la fabrique de l’information. Nos photographes ont travaillé en commande pour la presse quotidienne et hebdomadaire, principalement pour Le Monde, Libération, Wall Street Journal et L’Obs. Cette volonté de documenter quelque chose de gigantesque, d’historique, que l’on n’avait pas connu depuis un certain temps induit une tentative de compréhension de ce qui se passe au moment même, de la temporalité, des conséquences et des implications. Ce travail de journalisme est très difficile et aura toujours autant de valeur, même à l’avenir. Plus tard, on fera de l’histoire, avec le recul, les évènements nous paraîtront plus clairs. On pourra alors les placer dans un système d’analyse. Il faut toujours se rappeler que lorsque les choses adviennent, c’est toujours dans le chaos. L’objectif de ce livre est de montrer cette réalité. L’aspect fragmentaire renvoie à la complexité de la guerre où des scènes terribles côtoient des scènes plus joyeuses.
Cela fait écho au texte d’introduction que signe l’écrivain Oleksandr Mykhed. Était-ce essentiel, pour vous, d’ouvrir l’ouvrage sur le témoignage – immersif, qui plus est – d’un Ukrainien ?
Le texte d’introduction d’Oleksandr Mykhed décrit le surgissement de l’horreur dans la vie quotidienne, de la bascule d’un monde relativement stable au chaos total qui advient, pour la population, en une nuit. Pour elle, c’est du concret. Nous n’avions pas de photographes sur place au début de l’invasion, le 24 février 2022. J’avais très envie d’avoir un texte, ce qui n’était pas spécialement prévu à la base. Je voulais trouver un ou une témoin de ces heures-là, et plus particulièrement un écrivain ou une écrivaine pour leur manière de vivre le monde avec une sensibilité qui leur est propre. La littérature a une force très complémentaire de celle de la photographie, et parce que nous avons souhaité un livre très silencieux – aucune légende n’accompagne directement les clichés, elles sont à la fin de l’ouvrage –, je trouvais intéressant de ramener des mots sur des images. Olkesandr part de photos qu’il a prises avec son smartphone pour raconter les évènements. Une sorte de jeu s’est ainsi établi : on a des mots qui décrivent des images, puis des images qui décrivent des faits marquants.
Comment son nom s’est-il imposé à vous ?
Oleksandr Mykhed est un jeune auteur ukrainien qui n’est pas traduit en français. J’ai découvert son œuvre dans Hommage à l’Ukraine (2022), un recueil de plumes contemporaines publié aux éditions Stock. Ils leur ont demandé d’écrire un texte pour soutenir l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre. Au fil de ma lecture, quatre extraits ont retenu mon attention, mais nous sommes partis d’un commun accord sur Olkesandr pour sa manière décalée, un peu plus légère de parler de la guerre tout en disant des choses très fortes et très dures sur ce que les populations sont en train de vivre. Son choix de partir de son téléphone portable et des images qu’il a prises, d’éléments si banals et quotidiens que tout le monde fait, est une approche qui nous plaisait.
Partir du quotidien peut également être une manière de faciliter l’identification des lecteurs et des lectrices, et les toucher davantage. À force de voir de telles images dans les médias, le regard finit malheureusement par s’y accoutumer et elles n’ont plus le même effet.
L’habituation du regard est aussi une vraie complication pour les photographes de guerre ou agissant sur un terrain de guerre. Mais leur rôle réside précisément en cela : il faut trouver le moyen habile, subtil de toucher quelqu’un au-delà de la lassitude de son regard. La complémentarité des démarches offre une variation qui permet d’approcher différentes sensibilités. C’est assez surprenant et fascinant de voir que tout ne nous touche pas de la même façon.
Une des origines de ce livre est une photo qui a frappé Nicolas Ledoux. Elle a été prise par Chloé Sharrock et est parue dans Le Monde. On y voit le gros plan de la main, déjà dans un état cadavérique, d’un homme qui a été abattu sur une route. Contrairement à Guillaume Binet qui a beaucoup d’expérience, Chloé Sharrock vivait sa première guerre en temps réel. Elle était déjà allée en Irak, mais c’était la première fois qu’elle voyait des gens mourir devant ses yeux. Ce n’était pas simple et elle a décidé de mener une vraie réflexion sur le sujet. Comment photographier la mort ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment la montrer ? Selon les photographes, le livre propose des images représentant la mort, la mise à mort et la torture qui appartiennent à différents registres. Parfois, à l’instar d’un écrivain ou d’une écrivaine, il faut utiliser un mot évident et d’autres fois une allusion suffit.
Personne ne sait quand ni comment va se terminer cette guerre. Dans le cadre de cet ouvrage, quelle était votre date limite ?
Le 24 février 2023. Nous nous étions dit que nous le terminerions avec une dernière photo qui arriverait un an jour pour jour après le début de l’invasion russe. Chloé était à Kiev et elle nous a envoyé l’image d’une statue de Dante, entourée de sacs de sable. Seule sa tête émerge, et les sacs qui la protègent, déposés là il y a un an, sont en partie éventrés. Bien sûr, il y a un clin d’œil, car le personnage n’est pas neutre. Quant aux sacs, ils témoignent du temps qui est passé.
Direction ABM Studio et MYOP
300 photographies couleur/noir et blanc
256 pages
35 €
Les bénéfices de l’ouvrage sont reversés à NGO YES. Peux-tu nous en dire plus ?
Dès que nous avons rencontré ABM et que nous avons eu l’idée de faire ce livre, il a été évident qu’on ne le vendrait jamais pour se faire de l’argent. Nous ne voulions pas capitaliser dessus, nous voulions contribuer, à notre niveau, à la situation en Ukraine. À partir de là, Nicolas Ledoux nous a dit qu’il pouvait convaincre le papetier et l’imprimeur de travailler gratuitement. Ensuite, nous avons trouvé un éditeur qui acceptait de travailler gratuitement, puis un diffuseur… Tout le monde – mis à part les libraires, naturellement, qui vendent ce livre et ont besoin d’en vivre – dans la chaîne du livre a donné de son temps et a travaillé gratuitement. À un moment où le papier coûte si cher, ce n’était pas gagné d’avance. C’est une grande fierté.
Concernant l’ONG, nous préférions donner à une petite association ukrainienne, déjà sur le terrain, plutôt qu’à une structure plus importante qui se débrouille très bien sans nous. Dans le cadre d’un reportage à Zaporijjia, Guillaume Binet a travaillé quelques jours avec YES, qui fournit du soutien alimentaire, logistique aux populations restées sur place. Nous connaissions leur fonctionnement, et c’est ce qui nous a poussés à les choisir.