Valeria Cherchi : la campagne italienne, et le silence des rapts

25 avril 2023   •  
Écrit par Milena III
Valeria Cherchi : la campagne italienne, et le silence des rapts

Valeria Cherchi, artiste visuelle italienne, a étudié la série de kidnappings survenue dans sa région natale, la Sardaigne. Avec Some Of You Killed Luisa, elle interroge la culture du silence comme le déficit de justice sociale, et signe un ouvrage passionnant, entre photographie et récit.

Saviez-vous qu’en Sardaigne, entre 1960 et 1997, près de deux cents personnes ont été enlevées contre rançon ? En partant de cet ensemble de faits divers, Valeria Cherchi s’est immergée dans un passé sombre et tumultueux, hanté par de terribles secrets. Celui de sa région natale, superbe, et longtemps restée farouchement repliée sur elle-même. L’artiste a d’abord puisé dans ses propres souvenirs d’enfance, marqués par la disparition de Farouk Kassam, un enfant de son âge qu’elle ne connaissait pas, mais dont elle entend alors parler aux informations. Le point de départ de Some Of You Killed Luisa prend alors la forme d’une interrogation : Comment le drame d’un enlèvement d’enfant ronge-t-il l’ensemble d’une communauté ?

Pour construire son récit, la photographe italienne s’est lancée dans des recherches minutieuses. Elle tombe alors sur l’histoire de Luisa Manfredi, tuée par balle sur la terrasse de sa maison en 2003, à l’âge de quatorze ans. Elle est la fille de Matteo Boe, l’homme responsable de l’enlèvement de Farouk et de bien d’autres. C’est cette découverte essentielle qui nourrit le désir de compréhension de l’autrice. Enquêtrice, elle part même à la rencontre de Farouk et de son kidnappeur, Matteo Boe, et découvre que si ce dernier a été condamné pour enlèvement, personne n’a jamais été inculpé pour ce meurtre. Un mystère qui la pousse à poursuivre une réflexion plus globale : d’où vient la culture du silence ? Ainsi se développe Some Of You Killed Luisa, un ouvrage se situant entre le journal intime et le carnet de notes d’un détective. Pour sa réalisation, Valeria Cherchi a collaboré avec The Photocaptionist, plateforme de curation et d’édition qui explore la relation entre images et mots, ainsi que la maison d’édition The Eriskay Connection, qui l’a publié. En combinant narration à la première personne, images d’archives et recherches visuelles, la photographe explore et raconte la mémoire sociale et collective découlant de ces histoires glaçantes.

© Valeria Cherchi

Stupeur et enlèvements

Valeria Cherchi est hantée depuis l’enfance par des souvenirs visuels d’un évènement traumatique qu’elle n’a pas vécu. Dans ce livre conçu comme un dialogue entre texte et image, les filtres de couleurs vives viennent teinter le paysage, et rappelent une campagne à feu et à sang, devenue théâtre de l’horreur. L’oreille mutilée de Farouk, rendue à la famille afin d’accélérer le paiement de la rançon, les draps et les couvertures blanches déposé·es devant les fenêtres et les balcons des maisons de la communauté en signe de soutien à la victime, les religieuses qui défilent dans les rues pour appeler à la prière collective, pixelisées par la télévision des années 1990… « Les médias ne cessaient de parler de ce terrible événement et je me souviens que mes parents essayaient à la fois de me protéger de la cruauté des nouvelles que l’on entendait, mais aussi de m’enseigner la notion de solidarité envers la victime », se souvient-elle au cours d’un entretien pour The Photocaptionist.

Le silence qui pèse sur les communautés, l’ouvrage le fait résonner, tonitruer, par l’écriture et par l’image. Car les non-dits et l’omerta ne lient-ils pas la communauté ? Tandis que l’État est incapable de protéger les droits fondamentaux, un commerce d’enlèvements prolifère, et une justice sociale parallèle s’organise – servie par un « code barbare » que respectent les bandits sardes. L’image d’un confessionnal devient symbole que l’Église participe à enterrer les secrets. Une capture d’écran de la retransmission télévisée du procès de Matteo Boe, où le petit Farouk se fait couvrir le visage par une main qui n’est pas la sienne, devient un indice du mystère qui entoure son kidnapping passé. L’on parcourt ce conte en désirant en lire chaque mot, tant le propos est pertinent et l’image sophistiquée. « Je tente de créer des mises en scènes suggestives afin d’attiser la curiosité des spectateurices. Je pense même qu’il s’agit de mon approche générale de la vie. S’interroger sur la réalité, en se questionnant sur ce qui se passe à l’intérieur de l’image », explique-t-elle. « Si j’avais la possibilité de parler à Luisa, je lui dirais que ce n’est pas de sa faute, qu’elle n’a pas été oubliée et que, malheureusement, la justice est une chose difficile à obtenir dans de nombreux cas, mais que beaucoup de gens se battent encore pour elle. Ce qui m’a poussée à continuer, c’est l’espoir qu’en partageant ces histoires tristement vraies, les gens réfléchiront un jour à l’importance de dénoncer les injustices. Et peut-être aideront-ils quelqu’un qui en a besoin », conclut-elle.

© Valeria Cherchi© Valeria Cherchi
© Valeria Cherchi© Valeria Cherchi
© Valeria Cherchi© Valeria Cherchi
© Valeria Cherchi© Valeria Cherchi
© Valeria Cherchi© Valeria Cherchi
© Valeria Cherchi© Valeria Cherchi

© Valeria Cherchi

Explorez
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
À la sortie de l'école dans un village de la côte, Nord Vietnam, 1969 © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au musée Guimet
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
Le musée Guimet des Arts asiatiques et l’association Les Amis de Marc Riboud s’unissent pour présenter l’exposition Marc Riboud –...
18 avril 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Basile Pelletier et Sølve Sundsbø conversent : « La curiosité est ma principale source d'inspiration »
Le linge, 2021 © Basile Pelletier
Basile Pelletier et Sølve Sundsbø conversent : « La curiosité est ma principale source d’inspiration »
Le jeune talent Basile Pelletier, 21 ans, ancien élève de la section art et image de l’école Kourtrajmé, échange avec le photographe...
17 avril 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
La sélection Instagram #502 : rebelle un jour, rebelle toujours
© Piotr Pietrus / Instagram
La sélection Instagram #502 : rebelle un jour, rebelle toujours
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine font résistance. Résistance contre l’oppression, contre les diktats, contre les...
15 avril 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Fotohaus Bordeaux 2025 : des existences engagées
© Olivia Gay
Fotohaus Bordeaux 2025 : des existences engagées
La quatrième édition de Fotohaus Bordeaux a commencé. Jusqu’au 27 avril 2025, l’Hôtel de Ragueneau accueille l’événement qui, cette...
12 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 14 avril 2025 : mémoire et conversations
© Louise Desnos
Les images de la semaine du 14 avril 2025 : mémoire et conversations
C’est l’heure du récap ! Récits intimes, histoires personnelles ou collectives, approches de la photographie… Cette semaine, la mémoire...
20 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Eulogy : Sander Coers et les traumatismes intergénérationnels
© Sander Coers
Eulogy : Sander Coers et les traumatismes intergénérationnels
Au fil de ses projets, Sander Coers sonde la mémoire en s’intéressant notamment à l’influence que nos souvenirs exercent sur notre...
19 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
12 expositions photographiques à découvrir en avril 2025
© Delali Ayivi
12 expositions photographiques à découvrir en avril 2025
L’arrivée du printemps fait également fleurir de nombreuses expositions. Pour occuper les journées qui s’allongent ou les week-ends...
18 avril 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
À la sortie de l'école dans un village de la côte, Nord Vietnam, 1969 © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au musée Guimet
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
Le musée Guimet des Arts asiatiques et l’association Les Amis de Marc Riboud s’unissent pour présenter l’exposition Marc Riboud –...
18 avril 2025   •  
Écrit par Marie Baranger