L’heure des rencontres « 7 à 9 de Chanel » au Jeu de Paume a sonné. En cette rentrée, c’est au tour de Valérie Belin, quatrième invitée de ce rendez-vous bimestriel, de se prêter à l’exercice. L’artiste est revenue sur ses aspirations, les lignes directrices de son parcours, ses fluctuations et sa perception singulière de la photographie. Un dialogue marqué par une vision philosophique de l’image.
Ce lundi 8 septembre, le soleil entamait sa descente sur le jardin des Tuileries et la place de la Concorde. Les promeneur·ses flânaient, les amoureux·ses se tenaient par la main, quelques joueur·ses de pétanque s’attardaient. À l’intérieur, la rentrée du « 7 à 9 de Chanel » se jouait devant une salle comble. Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, a ouvert la soirée en rappelant l’esprit de partage et d’amitié de ce cycle parrainé par Chanel. Un moment suspendu où Valérie Belin dialoguait avec l’artiste et étudiante de l’ENSP Arina Starykh, sous la modération, comme à l’accoutumée, de la critique d’art et journaliste Anaël Pigeat.
Une manière « d’être au monde »
Née à Moscou en 1996 et installée en France, Arina Starykh explore la corporalité et la sexualité avec un regard queer, nourri par la photographie de mode et l’art conceptuel. « La photographie lui permet de donner forme à ce qui reste derrière les portes closes », introduit Anaël Pigeat à son sujet. Face à elle, Valérie Belin revient sur ses débuts. De Boulogne-Billancourt aux Beaux-Arts de Versailles, puis Bourges, avant un master de philosophie de l’art à la Sorbonne. Elle raconte ses tâtonnements artistiques, marqués par le minimalisme et l’art conceptuel. « La peinture laisse enfermé·e dans l’atelier. J’avais besoin d’un rapport au réel, et l’appareil photo me l’offrait. La photographie s’est imposée comme une évidence, un outil de médiation, une manière d’être au monde. »
À l’écran, les séries se succèdent : argentiques des années 1990, passage à la couleur, hybridations picturales des années 2000. « Chaque choix est dicté par le sujet. Je réduis le maquillage au geste, je simplifie les couleurs pour atteindre une intensité expressive. La texture, la lumière, tout est somatisé dans l’image », explique-t-elle en évoquant la fabrication de ces dernières. Le public traverse avec elle les grandes étapes de sa carrière, de la révolution du numérique à l’usage modéré de Photoshop « uniquement comme un outil correctif », à l’affirmation d’une esthétique de plus en plus picturale.
Réalisme, beauté et anachronisme
L’échange se resserre autour des questions d’Arina Starykh. « À travers vos portraits, vous interrogez différentes notions : l’identité et son effacement, la frontière entre le vivant et le non-vivant, la mémoire, la transformation et la disparition », remarque-t-elle. Valérie Belin acquiesce : « J’ai toujours cherché à faire vaciller la frontière entre l’animé et l’inanimé. Je photographie mes modèles tels des objets vivants, presque comme des sculptures. » Mannequins, bodybuilders, transsexuelles, mariées, stars de pacotille… Ses modèles, souvent figés par une lumière crue et un maquillage réduit à l’essentiel, paraissent à la fois trop vivants et fantomatiques.
Puis vient le concept de la beauté, sujet de grandes controverses, qui hante toute son œuvre. « Les bodybuilders poursuivent une beauté antique, les personnes transgenres une beauté féminine. Mes modèles sont en quête de perfection, mais cette quête est toujours aliénante », affirme Valérie Belin. Pour elle, la beauté est « anachronique », elle cloche, dérape, et c’est dans ce léger défaut que se niche la puissance de ses images.
Sous le questionnement d’Anaël Pigeat, Valérie Belin revendique une part d’empathie envers ses figures, pourtant construites sur des stéréotypes. Dans sa série Bodybuilders I, pour ne citer qu’elle, la photographe met en lumière cette double tension : d’un côté, l’obsession de la perfection, presque vaniteuse ; de l’autre, une vulnérabilité profonde qui affleure dans la représentation de soi. Ses images révèlent en creux une psychologie complexe, où la quête d’identité passe inévitablement par l’artifice.
Entre vie et mort, surfaces et fantômes
Au fil de la soirée, les thèmes s’approfondissent. Valérie Belin décrit sa méthode de travail, marquée par un protocole rigoureux et un goût du formalisme. Ses séries déplacent sans cesse le sujet, souvent décliné autour d’un même thème, jusqu’à ce que l’identité s’efface au profit d’un certain vide. Les vêtements et le maquillage y apparaissent comme des « ornements, presque des masques », tandis que ses images, glanées puis réassemblées par couches à la manière d’un·e peintre, construisent des surfaces denses. La dimension très picturale de son œuvre suggère plus que ne dit, jouant de la métaphore plus que du récit.
Arina Starykh relève un fil rouge. « Votre travail n’est-il pas, finalement, une réflexion sur la mort ? » Ce à quoi Valérie Belin répond : « Oui, j’appuie le trait en retirant de mes modèles la vie par la schématisation de la pose. L’aspect vivant est mis en retrait, mais il reste toujours quelque chose pour contrebalancer ce phénomène. Tout mon travail est traversé par des paradoxes. Mes sujets sont des êtres qui veulent se transformer en images. »
Le spectre du numérique et de l’IA s’invite aussi dans la conversation. « Je n’utilise Photoshop que pour des corrections techniques. Mais l’IA me semble dangereuse lorsqu’elle efface la limite : on ne sait plus ce qui est réel. » Une remarque teintée d’humour vis-à-vis de son œuvre, mais aussi pourvue d’une grande lucidité sur la situation.
Transmission et horizons
Au-delà de son propre parcours, Valérie Belin insiste sur l’importance de la transmission. Membre de l’Académie des beaux-arts et forte de ses années d’enseignement, elle encourage les jeunes artistes à « ne pas rester isolé·es, [à aller] vers la rencontre, vers l’extérieur. C’est aussi ça qui nourrit une pratique ». Ses prochains rendez-vous s’annoncent déjà. En 2026, une exposition aux Franciscaines, autour d’une nouvelle série en noir et blanc, viendra dialoguer avec ses travaux plus récents sur la figure féminine.
La salle se vide, la nuit tombe sur les Tuileries. Et en conclusion de la soirée, un détour par le questionnaire de Proust a révélé une Valérie Belin plus intime, évoquant La Montagne magique de Thomas Mann ou encore un jouet d’enfance disparu, sa « madeleine de Proust » dérobée. Comme un écho à ses images fantomatiques, dépourvues de souvenirs, toujours en quête de ce qui manque.
La prochaine édition du « 7 à 9 de Chanel » aura lieu en novembre au Jeu de Paume, toujours en accès libre sur inscription.