Jusqu’au 29 mai 2022, les Musées des Beaux-Arts de Quimper et de Pont-Aven accueillent respectivement New York-Chicago et Vivian Maier e(s)t son double. Ces deux expositions, pensées en regard, proposent de nouvelles façons d’appréhender cette mystérieuse photographe qui doit beaucoup au hasard…
Depuis quelques années maintenant, la figure énigmatique qu’est Vivian Maier – nourrice et photographe de talent méconnue de son vivant – a fait couler beaucoup d’encre. L’ouvrage du temps a favorisé un mystère qui subsiste et intrigue encore aujourd’hui. Après une exposition remarquée au Palais du Luxembourg, c’est donc au tour des Musées des Beaux-Arts de Quimper et de Pont-Aven de rendre hommage à cette artiste prolifique. Loin de se limiter à une simple reconstitution de l’évènement parisien, New York-Chicago et Vivian Maier e(s)t son double s’inscrivent comme une suite logique.
Au travers d’images exclusives, les présentations en miroir donnent à voir le panorama d’une œuvre colossale. Car jusqu’en 2007, pas moins de 120 000 clichés sommeillaient dans un vieux garde-meuble, temple sacré des souvenirs de Vivian Maier. De cette profusion de tirages argentiques se dégagent des thématiques récurrentes qui gravitent autour de l’autoreprésentation. Un sujet de prédilection qui se manifeste tantôt par des autoportraits, tantôt par des silhouettes projetées.
Effleurer l’abstraction jusqu’à la disparition
Ces sibyllines représentations – célébrées par les deux expositions bretonnes – traduisent tout le paradoxe incarné par l’artiste. Car Vivian Maier est avant tout une anonyme qui ne trouvait pas sa place dans la société. En marge, elle évoluait dans l’ombre des autres, d’un rêve américain qui, pour elle, ne relevait que d’une douce chimère. Le 8e art se révélait être la seule échappatoire possible de ce monde qui la refusait. Et qu’elle n’a pourtant eu de cesse de documenter avec frénésie. Son logement exigu lui servait de laboratoire et abritait ses moindres secrets. Elle s’y enfermait pendant de longues heures, comme pour y accomplir des rituels mystiques.
Diane Arbus ou Berenice Abbott, l’amatrice connaissait les grands maîtres de son temps et suivait leurs préceptes avec rigueur. Syllogomane (personne ayant des difficultés à se séparer de ses biens au point que les objets s’entassent), Vivian Maier accumulait de manière excessive livres, films et journaux, comme pour se perdre tout à fait dans les affres de l’univers. Un effacement qui a atteint son paroxysme en 1994, date de ses ultimes clichés. Ces derniers figurent un langage qui s’épuise et effleure l’abstraction la plus totale… Jusqu’à la disparition.
Le grand théâtre de ses inlassables déambulations
Si ses boîtiers lui ont permis d’affirmer sinon d’imposer sa présence, Vivian Maier demeure un personnage flou. Seul son rapport à l’autre, à l’étranger citadin semble certain. Plus qu’une simple street photographe, elle était aussi une humaniste à l’écriture hybride. Ses compositions cristallisent une beauté du pas grand-chose qui se répète dans un même mouvement. La structure de ses images a ce quelque chose d’immuable qui témoigne de son ancrage dans les espaces qu’elle investissait. Car Vivian Maier ne capturait pas l’instant fugitif, elle l’apprivoisait en parlant à celles et ceux qu’elle immortalisait. C’est ainsi qu’elle jaillissait de l’ombre des rues, grand théâtre de ses inlassables déambulations.
Vivian Maier ne craignait pas de s’approcher au plus près de ses sujets. Telle une peintre de la vie moderne, elle se plaisait à esquisser des bribes d’existences en suspens, pareilles à des « Tableaux parisiens » baudelairiens d’une tout autre contrée. Mendiantes et passantes, vieillards et petites vieilles… Derrière l’objectif de l’artiste, toutes et tous restent humbles et élégants dans cette souveraineté de la pauvreté. D’un regard à la fois tendre et frontal, c’est un moment d’éternité, scellé par l’image, qu’elle leur propose ainsi. Une façon de conférer une part d’humanité à ces êtres qui, comme elle, ont longtemps été laissés pour compte.
Une saturation de l’autoreprésentation
Car au-delà du seul récit des métropoles, c’est aussi le sien que Vivian Maier dissémine au fil de ses pellicules. Ses autoportraits évoquent son inclination pour la narration de l’invisible. Celle qui fut gouvernante s’attachait particulièrement au hors champ, à tout ce qui a trait au détail superflu. Son instinct créatif vient de l’enfance, et de ses petits compagnons d’aventure. Comme eux, elle comprend le vieux sage d’André Gide, qui redécouvre le monde par le prisme de l’étonnement permanent. La banalité d’un grille-pain, d’un rétroviseur ou d’une flaque d’eau se voit réinventée en une psyché polymorphe.
L’acharnement silencieux dont a fait preuve Vivian Maier pour atteindre une certaine reconnaissance n’est d’ailleurs pas sans rappeler les réseaux sociaux. Car notre monde contemporain encourage la saturation de l’autoreprésentation et a brisé les identités. Or, la liberté personnelle ne s’exprime que dans la solitude d’un regard brut.
Une préfiguration de nos problématiques contemporaines
En dépit d’une multitude d’autoportraits, aucun d’eux ne nous permet d’entrevoir la véritable personnalité de Vivian Maier. Alors que les frères Gensburg se souviennent d’elle comme un « esprit libre [qui] a apporté une touche de magie dans la vie de ceux qui l’ont connue », d’autres enfants – à l’image d’Inger Raymond, qu’elle a emmené dans un abattoir – se disent traumatisés. Allégorie de la dualité, l’artiste américaine était d’ailleurs fascinée par les stars de cinéma. Ou autrement dit, par des individus qui jouent également avec une identité trouble.
Spectre d’une âme niée de son vivant, célébrée dans son néant, les réminiscences désormais évaporées, que reste-t-il alors ? Des éventualités, pêle-mêle, que les caprices du temps auraient pu oublier à jamais sans le concours de circonstances extraordinaires. Résolument avant-gardiste, Vivian Maier est sans nul doute la preuve que l’histoire est un matériel mouvant. Mentionner une dilettante dans celle du 8e art, et ce, grâce à l’aide des institutions, n’a rien d’anodin et en dit long sur nos sociétés actuelles. Les thématiques qu’elle abordait à son époque préfiguraient déjà nos problématiques contemporaines. Et finalement, la boucle est bouclée : après avoir figé ses modèles dans l’inaltérable, la voilà à son tour inscrite dans le panthéon des photographes qui ont marqué le siècle passé.
© Vivian Maier / Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY