
Nouvelle invitée du 7 à 9 de Chanel au Jeu de Paume, Viviane Sassen a déroulé le fil intime et créatif de son œuvre au cours d’une conversation menée par la journaliste Anaël Pigeat, accompagnée de Lilia Ducrocq, étudiante en master photographie à l’ENS Louis-Lumière. Entre analyse de son travail, retours sur son parcours et confidences sur ses obsessions visuelles, la photographe néerlandaise a livré un récit dense, où la mode dialogue avec l’art, et où les ombres – réelles ou psychiques – deviennent matière photographique.
Après avoir présenté Lilia Ducrocq en saluant la finesse de son regard et son exploration des liens entre photographie, mode et musique, Anaël Pigeat lui donne la parole. L’étudiante ouvre alors la rencontre par une riche introduction. Dans le travail de Viviane Sassen, elle décrit une « tension entre l’ombre, la lumière et les palettes de couleurs, entre la réalité et l’abstraction, entre l’intimité et l’étrangeté, et entre l’inattendu et la composition ». Pour la jeune artiste, chaque image de la photographe néerlandaise est « une expérience, un espace entre le rêve et la réalité ». Des collaborations avec de grandes maisons de couture aux expositions dans d’importantes institutions culturelles du monde entier, Lilia Ducrocq introduit avec précision l’immensité de l’œuvre de Viviane Sassen. À la suite de ce préambule, l’étudiante interroge l’invitée du jour sur son enfance, qui a été très formatrice pour la suite de son parcours.
Entre ses deux et cinq ans, Viviane Sassen déménage au Kenya, où son père travaillait en tant que médecin. Bien qu’elle ne garde aucun souvenir de ses premières années de vie aux Pays-Bas, son expérience en Afrique reste indélébile. « La lumière est très particulière, surtout là où nous vivions, presque sur l’équateur. Elle est très forte, surtout à midi, et les ombres peuvent être très marquées », confie-t-elle. Les souvenirs sont restés d’une précision visuelle presque photographique. Cette lumière écrasante deviendra plus tard l’une des signatures de son œuvre : « Je me souviens des femmes et des enfants assis à l’ombre des arbres, cherchant simplement à s’abriter du soleil brûlant. Je pense que ce souvenir à lui seul a déjà eu un impact énorme sur ma photographie. » Là-bas, son domicile se situe juste à côté d’un foyer où sont pris en charge des enfants atteints de poliomyélite. Très rapidement, des liens d’amitié solides se construisent. « Ils étaient, à mes yeux, tout simplement magnifiques », dit-elle. Cette proximité avec des corps considérés comme « différents » donnera à son travail un regard qui déjoue sans cesse les normes et les hiérarchies du visible.

Du rêve de mode à l’émancipation par l’image
Dans les années 1980, Viviane Sassen se rêvait créatrice de mode. Mais très vite, la couture l’ennuie et l’image l’attire davantage. Le mannequinat, qu’elle pratique alors, devient une porte d’entrée inédite vers la photographie où elle rencontrera majoritaire des hommes photographes. Elle raconte ô combien le male gaze était omniprésent. « Ils me disaient de faire l’amour à la caméra, cela me mettait mal à l’aise », se remémore-t-elle. Elle trouve alors une solution pour sortir des griffes de cette masculinité toxique en retournant l’objectif sur elle-même. « Pointer l’objectif sur moi-même était un moyen d’explorer ma propre sexualité et un regard différent de celui des hommes », affirme l’artiste. Dès lors, son parcours oscillera entre commandes de mode et projets personnels. Deux domaines qu’elle entremêle sans problème. « Je considère cela comme une sorte de palette. Le monde de l’art et celui de la mode se confondent à bien des égards. Ces deux facettes construisent ma personnalité », précise-t-elle.
Interrogée sur ce qui manque encore à la représentation de la beauté dans la mode, Viviane Sassen se montre lucide. « En termes de couleur de peau, nous avons fait beaucoup de progrès, mais nous ne sommes pas encore au bout du chemin. » Elle se souvient notamment des refus explicites de certaines marques de mode : « Cela ne fonctionne pas pour les marchés asiatiques ou russes », lui disait-on lorsque, jeune photographe, elle défendait l’inclusion des modèles noirs. Lorsque la journaliste l’interroge sur sa propre définition de la beauté, elle refuse les formules banales autour de cette thématique. « C’est presque trop simple de dire que la beauté est dans l’œil de celui qui regarde même si, d’une certaine manière, je pense que c’est vrai. » Pour elle, chaque regard est façonné par un contexte culturel précis. La beauté n’est donc pas une essence, mais un apprentissage qui ne cesse de se transformer au fil des années. « Parfois je me demande ce que fera mon fils de 17 ans dans quelques années. Est-ce qu’il aura des petites cornes ou je ne sais quoi ? », s’amuse-t-elle. Une manière d’affirmer que les normes mutent sans cesse, mais que le désir d’humanité demeure présent.



Les ombres : un territoire intérieur
La rencontre se poursuit autour de l’ombre, une notion essentielle dans le travail de Viviane Sassen qui revient longuement sur son projet sobrement intitulé Umbra. « Contrairement à ce que les gens disent, à savoir que la photographie, c’est peindre avec la lumière, je pense que l’ombre est tout aussi importante », défend-elle. Cette exploration la conduit vers une plongée intime. La photographe révèle que toutes ces ombres convergent vers un seul et même thème : la mort. Elle se livre notamment sur une hospitalisation traumatique en Inde, ponctuée d’hallucinations, et où elle était certaine qu’elle allait mourir à cet endroit. Puis, alors qu’elle était âgée de 22 ans, le suicide de son père qui souffrait de violents maux de tête au quotidien malgré une opération du cerveau. « C’est quelque chose de très important à reconnaître dans mes photos », déclare-t-elle. Les théories du psychiatre Carl Gustav Jung ont été essentielles à son cheminement. « Il dit que tout le monde a une ombre personnelle. Et si vous essayez de la réprimer, l’ombre ne fera que grandir. » L’équilibre entre lumière et obscurité devient alors une nécessité psychique autant qu’esthétique. Dans ses images, le corps est souvent fragmenté, ou privé de visage. Une forme d’abstraction qui touche à l’universel : « Il ne s’agit pas d’une personne en particulier. Il s’agit d’une idée universelle de ce que signifie être humain. »
Au début de sa carrière, Viviane Sassen construisait chacune de ses images par le dessin. Aujourd’hui, elle privilégie la spontanéité. « J’ai réalisé qu’il y avait tellement de beauté et de richesse dans l’inattendu. » Elle crée des situations ouvertes, des espaces où les accidents peuvent survenir et être sublimés. Rencontres impromptues, ami·es, anonymes… Sa manière de choisir les modèles reflète aussi cette fluidité et l’appareil photo devient pour elle un outil paradoxal. « On ne dirait pas, mais je suis aussi une personne très timide. L’appareil photo est un outil de connexion. Je peux me cacher derrière et quand même entrer en contact avec les modèles. »



L’intime et le politique
Viviane Sassen ne décrit pas son art comme politique bien qu’elle reconnaisse que tout, aujourd’hui, le devient. « J’essaie de créer quelque chose d’universel, plus proche de la poésie que de la politique. » En mentionnant les récentes polémiques autour de créateur·ices qui ont réalisé des pièces pour femmes où on peut à peine bouger, elle affirme que la mode peut autant émanciper que contraindre. Dans son œuvre, le désir de lien, presque charnel, est régulièrement exploré. Laissant place à un discours davantage intime que politique. « Vous verrez souvent deux corps entrelacés. C’est mon désir d’être avec quelqu’un et de ne pas être seule », ajoute-t-elle. La photographie devient alors le lieu où cette proximité rêvée peut advenir.
La rencontre s’est achevée sur le traditionnel clin d’œil au questionnaire de Proust, auquel Viviane Sassen répond avec douceur. Sentir les odeurs des roses, le paysage de sa jeunesse, le pyjama de son père qu’elle ne peut plus porter, mais qu’elle garde précieusement, ou boire un café avec Carl Gustav Jung sont autant de madeleines de Proust qui peuvent résumer son œuvre. Une pratique qui cherche à préserver un espace d’attention, de lenteur et de mystère. Un espace où, comme elle le dit en souriant, « tout est possible », même de voir apparaître des cornes sur la tête des générations futures. Dans l’ombre et la lumière, Viviane Sassen continue d’ouvrir ce territoire du sensible où le réel chatouille l’abstraction, et où la photographie, loin des normes, devient un outil de survie, d’équilibre et de rêve.