Fascinée par la fausse objectivité de la photographie – comme de notre mémoire – l’artiste visuelle polonaise Weronika Gęsicka déconstruit dans Traces des images de banques de données et interroge notre capacité à reconnaître le réel.
« Je suis fascinée par la fine barrière qui sépare la vérité de la fiction, le naturel de la mise en scène. Je me demande si nous sommes aujourd’hui encore capables de la percevoir. Nous passons notre temps à faire semblant, à changer, à nous perfectionner – en fait nous faisons tout pour ne pas être spontané·es »,
déclare Weronika Gęsicka. C’est à l’Académie des Beaux-Arts, alors qu’elle étudie le graphisme que l’autrice s’est initiée à un certain nombre de techniques et médiums. Parmi eux, la photographie. D’emblée, l’artiste visuelle s’intéresse à ses répercussions sur le monde, sa manière d’être perçue par le public : un outil chargé de capter le réel, et de le refléter de manière objective. « Depuis sa création, de nombreuses images ont été manipulées et détournées, pourtant nous continuons de croire les choses que nous voyons en photo », ajoute Weronika Gęsicka. Une illusion durable, presque inexplicable qu’elle ne cesse d’insérer dans ses propres créations, chevauchant avec humour et absurdité cette frontière fragile qui l’obsède tant.
Et au cœur de cette quête de l’apparente vérité, la photographe se plonge également dans les méandres de la mémoire : un autre attribut humain pouvant parfois s’avérer défaillant. « Celui-ci peut être observé sous différentes perspectives. Il ne s’agit pas de réfléchir à ce qui s’est réellement passé, mais plutôt à la manière dont les choses sont présentées maintenant. La mémoire est constamment modifiée, affectée par des événements extérieurs, comme nos propres expériences, et facilement manipulée », explique-t-elle. Une matière abstraite et poreuse condamnée à changer en fonction des regards, des a priori, ou simplement du temps qui passe qui captive l’autrice « en tant qu’artiste comme en tant qu’être humain ». Laissant cette fascination guider ses recherches, elle se plonge souvent dans des archives, des banques de données, et essaie de comprendre les contextes qui conduisent à la prise de vue – parfois surréaliste – d’une époque révolue.
Vérifier la véracité
C’est ainsi qu’est née la série Traces. En fouillant des collections d’archives, Weronika Gęsicka a découvert des tirages faisant écho à de simples photos de famille. « J’ai découvert qu’il s’agissait en fait d’images venues de banques de données, et les légendes ne me permettaient pas de les recontextualiser. Était-ce des mises en scène ? Ou de véritables événements ? J’ai finalement décidé de combiner ces clichés pour créer un nouvel album photo qui fonctionnerait comme notre mémoire : en mélangeant expériences passées, événements fictionnels et rêves », explique-t-elle. Corps décomposés se fondant dans l’architecture, silhouettes collées à la manière de sculptures en papier, visages transformés en masques figés… Un certain malaise transparait des créations de l’artiste. Une tension évoquant la théorie de la vallée de l’étrange, inventée par le roboticien japonais Masahiro Mori (selon laquelle plus un robot semble humain, plus son apparence nous paraît monstrueuse, NDLR). Plongés dans un décor emblématique, celui d’une Amérique prospère des années 1950, les sujets ne semblent plus tout à fait réels. D’abord perçus comme de simples allégories – « ces collections mettent en scène des personnages très neutres, ce qui permet de les réutiliser dans de nombreuses situations », commente la créatrice – les personnages déconstruits deviennent des êtres dérangeants, familiers et pourtant déformés.
En insérant une tension, une certaine absurdité dans ces réunions familiales, Weronika Gęsicka interroge en contrepoint notre rapport contemporain à l’image, à une ère où les fake news deviennent coutumières. « Il est intéressant de voir que bien que nous possédions une multitude d’outils pour nous cultiver et chercher des informations, il nous est très difficile de vérifier leur véracité », déclare-t-elle. Simple supercherie sur les réseaux sociaux, destinée à mimer une vie parfaite, ou véritable instrument de guerre cherchant à soulever une nation, ou à falsifier l’histoire, l’image ne cesse de perdre sa crédibilité. Et, dans la masse d’informations avalée quotidiennement, leur valeur diminue, au profit d’une boulimie passive, mélangeant le vrai et le faux, l’inutile et le marquant. Jouant avec nos propres travers, la photographe nous invite à véritablement regarder. À noter les détails qui changent, qui invitent l’impossible dans une scène mondaine, pour amuser, horrifier, ou simplement faire réagir. Car si l’on ne peut ni faire confiance à ces fragments de vérité ni à nos propres souvenirs qui se déforment petit à petit, comment pouvons-nous apprendre du passé, et appréhender le présent ? Laisserons-nous aux futures générations un héritage édité, édulcoré ? Difficile d’estimer l’ampleur des dégats causés par notre subjectivité. Mais pour Weronika Gęsicka, en tout cas, « ces photos sont des morceaux de mémoire qui ont cessé de documenter la réalité. Ils sont devenus des créations enrobées dans des histoires et des dissimulations ».
© Weronika Gęsicka / courtesy Jednostka Gallery