Arrivant à Belgrade pour rendre visite à un·e ami·e, la photographe sino-australienne Xiaofu Wang, alors étudiante à la Ostkreuzschule – une école de photographie documentaire à Berlin – est immédiatement attirée par la tour de béton – la Genex Tower – qui vous accueille dans la ville. Symbole d’une époque pas si lointaine, elle devient le terrain de recherche visuel de l’artiste pour son projet de fin d’études. Ce dernier s’est matérialisé en livre, The Tower, où l’immeuble s’accroche à un temps révolu et erre dans des limbes entre la Yougoslavie d’antan et la Serbie contemporaine.
« Je me souviens de sa silhouette, de sa remarquable structure conjointe qui, dans mon esprit, signifiait : “Je suis à la maison.” Dans mon cerveau, ses deux jambes se tenaient de part et d’autre de l’autoroute, la passerelle qui les reliait était dangereusement suspendue au-dessus de la route », écrit Maša Seničić, poète et écrivaine prolifique, à la fin du livre The Tower de Xiaofu Xang, photographe sino-australienne installée à Berlin. Cette tour de béton à l’architecture brutaliste – conçue par Mihajlo Mitrović dans les années 1970 – n’échappe à personne qui se rend à Belgrade. « Elle m’a tout de suite impressionnée par son poids, sa présence et son aspect presque extraterrestre », se remémore Xiaofu Wang. Débute ainsi une exploration approfondie – quelque peu difficile d’accès dans un premier temps – du lieu, plus communément nommé la Genex Tower. Érigé en 1979, ce bâtiment aux deux tours distinctes incarne la modernité socialiste de l’époque. « La moitié est une tour résidentielle, habitée, l’autre était l’ancien siège de Generalexport, l’une des plus grandes entreprises de Yougoslavie qui a fait faillite en 2014 », précise l’artiste.
Armée d’un appareil photo argentique moyen format, Xiaofu Wang toque à la porte de cet édifice surprenant avec la volonté d’en faire le protagoniste de son projet de fin d’études. « J’y suis d’abord allée par pure curiosité. C’est là que j’ai rencontré Jovan, le concierge. Il y a un portrait de lui à la fin du livre – il fume une cigarette dans une pièce faiblement éclairée. Il est devenu le pivot du projet, incarnant en quelque sorte le bâtiment et ses contradictions », soutient-elle. À la recherche d’autorisations afin de photographier la Genex Tower, l’artiste fait cependant face à un mur, malgré une lettre fournie par son école. Ce mur avait un nom : M. Murdović, l’homme qui manageait l’endroit. Un monsieur peu commode qui lui demanda 500 euros en contrepartie. « Murdović était un exemple classique de ce que mon fixeur Gavrilo appelait un “agneau” yougoslave – une relique de l’ère socialiste. Ces bureaucrates parcourent le pays sous prétexte d’exercer des fonctions officielles, mais passent le plus clair de leur temps à percevoir des pots-de-vin et à se faire inviter à dîner », ajoute-t-elle. Après quelques négociations, l’aide d’un des neveux de l’homme en question, Xiaofu Wang réussit à faire baisser le prix à 250 euros pour une après-midi de photo. Heureusement, quelques mois après la transaction, M. Murdović ne gérait plus la tour, ce qui a permis à la photographe de continuer son entreprise visuelle. « J’ai fait neuf voyages à Belgrade en tout. Pendant un certain temps, le lieu est resté dans l’incertitude, personne n’étant vraiment responsable. Comme je m’étais lié d’amitié avec le concierge, il m’a laissé entrer, prendre des photos et récupérer des objets dans le bâtiment », confie l’artiste. Entre 2021 et 2024, l’autrice documente ainsi cette relique qui, depuis qu’elle a été rachetée par un·e investisseur·euse privé·e, risque de devenir méconnaissable dans les années à venir.
La Genex Tower
Si Xiaofu Wang n’est pas particulièrement un aficionado de l’architecture, son parcours en cinéma la mène régulièrement dans des lieux qu’elle qualifie « d’intéressants ». La Genex Tower, par sa conception brutaliste – et l’histoire qui se cache dans ses murs –, constitue donc un intérêt pour l’artiste. « La Yougoslavie avait une forme unique de socialisme basée sur la politique de non-alignement, la collaboration avec les pays de l’Est et de l’Ouest, la décentralisation de la prise de décision politique et économique, et l’autogestion des travailleur·ses qui créait la propriété sociale, note Sonja Jankov, artiste-plasticienne, commissaire d’exposition, autrice et titulaire d’un doctorat sur l’architecture moderniste yougoslave, dans les pages de The Tower. L’architecture a joué un rôle important dans ce processus, non seulement en représentant et en édifiant les valeurs yougoslaves, mais aussi en tant que moyen de penser une nouvelle vision de la société et de construire une coopération internationale. » La Genex Tower est par essence la traduction de ces valeurs de l’ex-Yougoslavie – aujourd’hui la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord et le Kosovo. « Les deux moitiés symbolisent les deux piliers de la Yougoslavie : le peuple d’une part et l’entreprise publique dirigée par les employé·es d’autre part », raconte Xiaofu Wang. Elle pointe par ailleurs la dualité utopie-dystopie liée à cette architecture : proposer un meilleur accès à des logements abordables et modernes, mais sur fond de structures aliénantes, symbole d’un modèle déchu qui s’est effondré dans les années 1990 avec la désintégration de la Yougoslavie.
La Genex Tower, au-delà d’être une tour, était surtout le siège de Generalexport, une entreprise champignon, aux multiples départements, de l’agence de voyages, à l’hôtellerie, en passant par l’automobile et l’aérien. Après la transformation politique, la société a connu des difficultés, et a fini par mettre la clé sous la porte en 2014. Les bureaux sont restés à l’abandon. Piles de chaises, post-it et gribouillis – que l’artiste a scannés et intégrés dans son livre –, insectes morts qui jonchent la moquette, anciens téléphones fixes alignés dans des cabinets poussiéreux, Xiaofu Wang a figé dans le temps ce théâtre d’une transition brutale vers le capitalisme, et qui aujourd’hui se destine à un nouvel avenir. En dialogue, la photographe a mis en scène certain·es des habitant·es de la tour d’en face, dans leurs activités quotidiennes. « Il doit y avoir 500 résident·es, et j’en ai probablement rencontré cinq. Un de mes ami·es a emménagé dans la Genex Tower peu de temps après le début de mon projet, il a pu me mettre en contact avec ses colocataires et sa petite copine. Mais le but de mon livre n’a jamais été de montrer leur vie ordinaire. Le personnage principal a toujours été le bâtiment », indique-t-elle.
Comprendre la Yugonostalgie
« Les premières fois que j’ai pénétré dans la partie commerciale, j’ai eu une impression étrange. Les bureaux vides semblaient avoir été figés dans le temps, avec leur mobilier d’origine et leur attirail de l’ère yougoslave. C’était comme jeter un coup d’œil derrière le rideau d’une autre époque », évoque Xiaofu Wang. Qu’avait à raconter cette bâtisse ? Quel message voulait-elle transmettre ? Quel héritage laisse-t-elle ? En quête de réponses, la photographe sonde l’histoire du pays et interroge sa population. « Au cours de ces conversations, j’ai eu le sentiment que beaucoup réexaminaient l’histoire de la Serbie », remarque-t-elle. Si dans les livres d’histoire, l’application du communisme est associée à l’autoritarisme et à un échec, et le libéralisme à l’occidentale est pensé comme la seule solution politique viable, beaucoup de Serbes considèrent le passé tendrement. « Le coût de la vie en Serbie est astronomique par rapport aux salaires, et pour beaucoup, les promesses qui leur ont été faites après la transition n’ont pas été tenues, indique la photographe. Cette sombre réalité pousse naturellement les gens à regarder en arrière. Et dans ce cas, ils avaient une histoire où un système alternatif, certes loin d’être parfait, existait. » Cette nostalgie du passé possède un nom : la Yugonostalgie. Et la Genex Tower l’incarne parfaitement. Souvenir d’une entreprise dirigée par ses salarié·es, qui proposaient des logements, une assurance maladie et surtout de l’emploi à travers le pays. « Je l’ai ressentie de manière indirecte. Tout en photographiant, je réfléchissais à l’histoire de la Yougoslavie et aux trente années qui se sont écoulées depuis son effondrement. Tout cela a façonné le travail qui en a résulté », explique-t-elle.
Ce projet, à premier abord plutôt détaché de la vie de Xiaofu Wang, se révèle pourtant être associé à une quête personnelle de compréhension du monde d’hier. Née de parents ayant quitté la Chine communiste pour l’Australie néolibérale, au lendemain de la chute du mur de Berlin et du début des guerres de Yougoslavie, l’artiste atteste n’avoir que connu ce monde post-transition. « J’essaie en partie de déchiffrer ce qui existait avant la supposée “fin de l’histoire” (concept philosophique qui aurait ses prémices dans les travaux d’Hegel et repensé par Francis Fukuyama avant l’effondrement du bloc soviétique qui statue que le déclin des dictatures entraine la victoire idéologique de la démocratie libérale sur les autres doctrines politiques, ndlr) et l’émergence de l’unipolarité, et comment notre histoire a façonné le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. C’est une question abstraite, mais aussi personnelle, enracinée dans une recherche émotionnelle », conclut-elle. Ici repose ce lien insoupçonné entre l’artiste et la Genex Tower, que pourtant deux continents séparent.
Textes de Maša Seničić et Sonja Jankov
100 pages
48 €