Jusqu’au 8 juillet, le Hangar présente les travaux de huit artistes, réparti·es en trois chapitres : Echoes of Tomorrow, Melting Islands et Replica Falsifica. Tour à tour, iels interrogent le vivant sous toutes ses formes, aussi discontinues soient-elles. Une exploration d’un monde en mutation, où subsistent encore quelques lueurs d’espoir de lendemains meilleurs.
L’Espagne, et plus particulièrement l’Andalousie, vit cette semaine une période de canicule avec des températures pouvant atteindre les 40°C. Un phénomène météorologique complètement anormal en cette période de l’année, là où d’ordinaire la faune et la flore s’épanouissent dans la douceur du printemps. Un scénario catastrophe qui n’est plus envisagé, mais bel et bien réel, et qui s’immisce avec ardeur dans notre quotidien. Cette crise, les photographes invité·es au Hangar à Bruxelles l’ont bien saisie. « L’idée globale des expositions est de montrer que la biodiversité est impactée. Tout le vivant est bousculé, mais malgré tout, il parvient à subsister », nous explique Delphine Dumont lors de notre arrivée. Au cœur du centre d’art bruxellois sont ainsi déployées trois expositions, dont deux collectives, qui se lisent comme les trois chapitres d’un même sujet environnemental. Echoes of Tommorow fait dialoguer les travaux de Matthieu Gafsou, d’Alice Pallot et du collectif De Anima. Melting Island, quant à elle, dévoile les séries de Clément Chapillon, Matthieu Litt, Mathias Depardon et Richard Pak. Au dernier étage, Paul D’Haese présente en exclusivité sa toute dernière série, Replica Falsifica, sous la forme d’un leporello de 36 pages étalées sur 6 mètres 50 de long. Déformant les tailles et les matières, l’artiste nous ouvre les portes d’un monde habité par des objets incongrus. Une série récréant de toute pièce une nature artificielle à partir d’images chinées sur internet.
En déambulant dans chaque étage, chaque recoin de salle, les projets assemblés font sens en créant un dialogue de sensibilités et d’écritures plurielles. Plus que tout, les artistes embrassent leurs préoccupations à travers des propositions artistiques fortes et engagées, symboles de nos sociétés contemporaines.
L’âme de la nature
Il est tout jeune, nous regarde fixement, la lumière éclaire son visage. L’autre jeune garçon à côté de lui, que l’on devine être son aîné, baisse les yeux. Le plus jeune soutient toujours le regard, l’air de rien il nous lance un défi, celui de continuer à le fixer sans ciller. Il nous donne le ton, instaure le climat de ce qui va suivre après. Est-on vraiment prêt à le regarder ? Cette image, c’est celle des deux enfants de Matthieu Gafsou, tirée de sa série Vivants. Une série que l’on connaît bien chez Fisheye, et qui, à chaque fois, nous interpelle davantage, soulevant d’autres interrogations, d’autres interprétations du monde qu’elle nous dépeint. Car ce monde de demain, ou peut-être d’aujourd’hui n’abrite plus que des montagnes aux forêts artificielles et possède un air et une terre ultra pollués. Les manifestations sont répétées, les bavures policières se multiplient. Mais, avec beaucoup de finesse, et armé d’un regard conscientisé sur nos sociétés, l’artiste injecte de l’espoir dans la préciosité de ses images. Puisqu’en effet, sur quelques négatifs, il a fait réagir du pétrole. Le résultat ? La quasi-totalité des couleurs a été effacée au profit de cet aspect nébuleux, aqueux et doré à la fois. Pour autant, certaines couleurs ont résisté, comme pour lutter contre la contamination, pour crier haut et fort que l’environnement pourra s’en sortir. « Je n’accepte pas de perdre totalement espoir, mais je reste sceptique et pessimiste. Il y a des petites choses qui arrivent, mais les grands changements sont encore à venir. Je ne parle pas de décroissance dans mon œuvre, elle n’est pas militante dans la mesure où elle ne va pas dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Évidemment, à titre personnel je suis pour la décroissance », avoue Matthieu Gafsou. Clefs de voûte d’un changement possible, les enfants – étendards de la nouvelle génération – nous indiquent un passage à vide, un temps de pause pour la nature, celle-là même qu’on a spoliée et dévastée.
© Matthieu Gafsou
De façon très naturelle, la suite de l’exposition nous guide vers les Algues maudites d’Alice Pallot, un projet réalisé lors de sa Résidence 1+2 « Photographie et sciences » à Toulouse. Une série, que l’on redécouvre sur les cimaises du Hangar, plongé·es dans une ambiance feutrée, mais aussi sur les pages de son livre édité, présenté pour la première fois à l’occasion du vernissage. À pas de loups, on investit le littoral armoricain peuplé d’algues toxiques, et l’on ressent alors différemment la problématique. Elle se comprend à travers les métaphores visuelles de l’artiste et les murs noirs qui suggèrent le stade de putréfaction de ses algues. Petit à petit, l’ensemble nous englobe dans les méandres d’une nature meurtrie, où les traces de vies disparaissent à mesure que les ulves prolifèrent sur la côte. Mais si tout s’évanouit, quelques infimes formes de vies perdurent dans des milieux anoxiques – privés d’oxygènes – avec sa vidéo « Anoxie verte ».
Enfin, en traversant ces longs rideaux d’organda sur lesquels est projetée une nature idéale peuplée de champignons en 3D, De Anima – un collectif regroupant des artistes, designers, scientifiques, scénographes et photographes – nous offre une percée dans un monde réinventé. Porté.es par la même envie de changer de système, changer de regard sur la nature, les membres du collectif ont mis en place cette œuvre didactique afin de questionner le vivant contemporain. « On s’est intéressé au champignon pour parler de toutes ses potentialités. Selon une étude du Royal Society of London, ils émettent des fréquences, et possèdent un langage composé d’une cinquantaine de mots. L’idée c’était de réinterpréter ce langage par une installation tridimensionnelle réalisée sur des matériaux 100% recyclés. La parabole faite en mycélium retranscrit les fréquences émises par les champignons, et la vidéo permet de se focaliser visuellement sur ces ondes (…) Dans un monde meilleur, le champignon aurait une place plus importante », raconte Alice Pallot, membre de De Anima.
Si au rez-de-chaussée, les réflexions macro environnementales ou micros écologiques nous conservent dans une conception plus intime du vivant, nous emportant dans les remous de l’écoanxiété, dans les étages supérieurs, le soleil traverse telle une expiration bienvenue, mais les questionnements continuent de fuser.
© Alice Pallot
À g. © De Anima, à d. © Alice Pallot
Îles désunies
Accueilli·es par des faisceaux de lumière d’un début d’après-midi ensoleillé à Bruxelles, Melting Island nous invite immédiatement sur des terres recluses, prises entre les mers et les continents terrestres. « Cette exposition est née d’une première rencontre avec Richard Pak, sur sa série La firme, que je trouvais fascinante. Après cela, nous avons réalisé une curation collective au Hangar afin de proposer quelque chose d’équilibré. Ici, il est question de la fonte des îles au sens large », nous explique Delphine Dumont. C’est d’abord sur l’île de Amorgos, île la moins peuplée de Grèce, que nous faisons escale avec Rochers Fauves de Clément Chapillon. Murs blancs, poulpes grillés, falaises ocre et ciels d’un bleu immaculé, paysages et visages gorgés de soleil… Grâce à une scénographie rondement menée, tout porte à croire que l’idylle s’immisce dans le quotidien des habitant·es photographié·es. Néanmoins, c’est bien l’isolement qui fait foi, et le risque d’une disparition certaine qui flotte dans l’air. Dans un autre registre, Mathias Depardon fait également l’état de la disparition du sable au Cap Vert. Moving sand / Cape Verde – réalisée en collaboration avec le Service Planète du journal Le Monde – dévoile les femmes qui pratiquent l’extraction du sable, une activité illégale, mais tolérée. Nommées « pilleuses de sable », ces femmes, souvent seules avec des enfants à charge, ramassent le sable du littoral cap-verdien à l’aide de pelles et de seaux. Une pratique destructrice, à la fois pour le paysage et pour les écosystèmes marins. Telles des madones en action, ces travailleuses paraissent emportées par les aléas de l’eau et l’abiment à leur tour malgré elles. Ces mères qui pillent une mer qui bientôt ne sera plus nourricière.
À g. © Clément Chapillon, à d. © Mathias Depardon
Des milliers de kilomètres plus loin, Matthieu Litt est parti à la rencontre des glaciers au Groenland, pour encapsuler leur lente décomposition. Intéressé par l’interaction de l’environnement sur le support, l’artiste a fait le choix de capturer ses images à l’argentique, le privant d’un rendu certain. « Mes images sont le résultat de superpositions de différentes photos, ce n’est jamais la même prise de vue. Le regard est dévié, les teintes sont par hasard uniformisées. C’est sorti de cette manière, sans qu’il n’y aucune postproduction. On ne sait pas à quelle échelle on se trouve, c’est perturbant. Dans une même image, on agrège aussi bien le passé, le présent et le futur. Il y a plusieurs temporalités figées. » Terra Nunlius s’apprécie alors comme le constat abstrait et poétique d’un territoire ambigu, où règne un calme plat contrastant avec un drame se construisant en substance. Si le temps de la pause photographique est long, le réchauffement climatique a vite débarqué. De ce voyage, un souvenir reste pour l’artiste, un moment au milieu de l’archipel, privé de son, où existait seulement le paysage dans son absolue authenticité.
© Mattieu Litt
Un tropisme pour les contrées lointaines que possède également Richard Pak dans son anthologie en trois parties, Les îles du désir. Parti en solitaire sur l’île de Tristan Da Cunha, après la lecture d’un texte de l’explorateur du début 20e siècle, Raymond Rallier du Baty, l’artiste est allé à la rencontre de cette société idéalement représentée. Là-bas, tous les hommes sont censés être libres et égaux, les profits sont partagés équitablement et il n’y a pas de chef… Autant de principes utopiques qu’a souhaité interroger le photographe. Sur place, la vie insulaire vantée dans les récits est tout autre. Les visages sont durs, peu accueillants et les femmes, très peu représentées. « Ce n’est pas très léger à l’image de l’île. C’est un territoire qui n’est pas facile, la météo est compliquée, ce n’est pas calme. Leur vie n’est pas simple, il faut se faire accepter et tout se sait rapidement », ajoute-t-il. La firme évoque, avec une désillusion latente, une île et un peuple qui résiste aux vents contraires.
Dans ce parcours artistique ascensionnel, le vivant, exploré sous toutes ses acceptions, nous élève tout en restant à portée de main. Il nous appelle et nous pousse à nous interroger sur la relation que l’on entretient avec lui. Echoes of Tomorrow, Melting Islands et Replica Falsifica raisonnent et composent une symphonie d’une biodiversité impactée. On le sait maintenant, nos modes de vie sont à réinventer, car d’une manière ou d’une autre la nature renaîtra toujours, que ce soit avec ou sans nous.
© Richard Pak
© Paul D’Haese
À g. © Richard Pak, à d. © Matthieu Litt
© Clément Chapillon
© Mathias Depardon
Image d’ouverture : © Mathias Depardon