Le Pavillon Populaire rejoue la « métamorphose » de la photographie en France

18 novembre 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Le Pavillon Populaire rejoue la « métamorphose » de la photographie en France

Jusqu’au 15 janvier 2023, le Pavillon Populaire de Montpellier se fait le berceau de l’histoire d’une métamorphose. Pour la première fois dans l’Hexagone, l’exposition revient sur deux décennies qui ont bouleversé le devenir de la photographie en France.

Si les années 1970 et 1980 ont été riches en changements économiques et sociaux, une métamorphose plus discrète – mise à l’honneur par le Pavillon Populaire dans une exposition du même nom – a fleuri de façon similaire. La photographie, jusqu’alors relayée au rang de simple loisir, a su trouver dans l’effervescence générale un terreau fertile. « Les formats explosent, la couleur s’impose, l’esthétique devient la préoccupation première. Les institutions naissent, à l’instar du Centre national de la photographie : celle-ci a conquis son autonomie, au même titre que le théâtre, la littérature ou le cinéma », explique Michel Poivert, qui partage le commissariat avec Anna Grumbach. Animés par une volonté de cristalliser les crises successives, les artistes transforment leur médium de part en part. « À cette époque où la photographie doit gagner sa légitimité, chaque œuvre se transforme en manifeste : plus qu’une image, la photographie est devenue une culture », poursuit-il.

Pour la première fois en France, une exposition s’intéresse aux deux décennies qui ont fait entrer la photographie dans l’art contemporain. À cet effet, une quarantaine d’institutions ont prêté un ensemble de 200 œuvres au musée municipal de Montpellier. Des influences américaines à l’avènement des agences, des pages des journaux aux cimaises, de l’emballement des éditeurs à l’attrait des théoriciens… Peu à peu, le mouvement humaniste laisse place à des pratiques qui s’engagent dans des territoires inexplorés, qui ne cessent de mettre à mal les conjonctures qui sont les leurs. Au fil des salles, les regards de soixante auteurs se croisent dans un entremêlement d’approches et dressent le panorama historique de la reconnaissance du 8e art en France, pays qui a vu naître le médium.

Un élan libérateur

C’est en Mai 68 que commence la métamorphose. Alors en quête d’émancipation, la photographie y déploie de nouvelles écritures qui s’incarnent à la première personne. La distance entre l’artiste et son sujet s’annihile enfin pour donner libre cours à un récit autobiographique. Janine Niépce donne à voir les luttes sociales dans une déclinaison de clichés colorés tandis que Gilles Caron témoigne de la guérilla urbaine qui se joue à Paris et ailleurs. Philippe Chancel est l’un des premiers à s’infiltrer au cœur de groupes de jeunes et à s’illustrer dans un journalisme dit ultra-subjectif. À l’image des symboles politiques réemployés à d’autres fins, le reportage se renouvelle et se raconte avec poésie. Les paysages et portraits de Bernard Plossu, Raymond Depardon et Françoise Huguier proposent chacun à leur façon d’entremêler le réel à des histoires intimes et pourtant universelles.

Dans un même élan libérateur, les corps se défont des stéréotypes à mesure que les conventions sociales volent en éclats. La deuxième vague du féminisme donne le ton et participe à l’émergence des études de genre. Alix-Cléo Roubaud se dévoile dans des mises en scène qui conjuguent les désirs exaltés de vivre et de disparaître. Bettina Rheims brouille les identités en immortalisant ses Modern Lovers. Dans un autre registre, Guy Bourdin prolonge le travestissement de ses modèles. Le photographe de mode se plaît à décliner et subvertir une féminité que l’industrie fétichise et déifie au détriment de leur humanité. En partant du même constat, ORLAN rejoue et détourne de grandes œuvres de l’histoire de l’art dans des compositions radicales. Florence Chevalier préfère quant à elle se faire muse et démiurge de sa propre enveloppe charnelle quand Sarah Moon esquisse de nouvelles fables issues de mondes imaginaires.

Hervé Guibert © Christine Guibert, courtesy Les Douches la galerie© Florence Chevallier/ Adagp, Paris, 2022

à g. © Hervé Guibert, Autoportrait, 1989, Tirage argentique noir et blanc, 22,7 × 15 cm. Paris, Maison Européenne de la Photographie, don de Christine Guibert, © Christine Guibert, courtesy Les Douches la galerie, à d. Florence Chevallier, in Noir Limite, série Corps à Corps ,1987, Tirages barytés noir et blanc au gélatino-bromure, tirage de Florence Chevallier, 35 x 53 cm, Collection de l’artiste, © Florence Chevallier/ Adagp, Paris, 2022

L’écriture d’un récit national

Au-delà des êtres et des passions qui les animent, la présence des éléments qui habillent le quotidien se transforme également. Les années 1960 ont connu les balbutiements de la société de consommation et la fascination d’objets dont l’acquisition est rendue plus aisée. Chaque chose revêt un sens énigmatique qui dit à la fois tout et rien de celui ou celle qui la possède. L’habitat devient le terrain de jeux de photographes comme François Hers et Sophie Ristelhueber qui étudient les intérieurs, leur agencement et leur décoration. Claude Batho perçoit le foyer comme un espace propice à la réflexion sur la condition des femmes. Au contraire, d’autres auteurs se tournent vers l’extérieur. Bernard Descamp révèle la beauté des nouveaux temples du consumérisme et Christian Milovanoff dépeint les bureaux où travaillent chaque jour une multitude d’individus : la portée sociologique des lieux de vie gagne en visibilité.

En tant que grand médium du réel, la photographie s’empare tout autant de sujets de société, de ces crises à répétitions qui, depuis le choc pétrolier de 1973, participent irrémédiablement à l’écriture d’un récit national. « C’est l’enjeu de nombre de travaux : dévoiler une réalité sociale pour faire avancer les consciences et comprendre que la France a changé », nous explique-t-on. Patrick Zachmann s’inscrit dans cette volonté en étant l’un des premiers à esquisser les contours des banlieues. Luc Choquer représente le multiculturalisme grandissant. Marie-Paule Nègre entame une série au long cours sur la pauvreté. Guy Le Querrec, Despatin et Gobeli témoignent de l’évolution des traditions qui s’adaptent à la modernité. Thierry Girard propose une variation sur le même thème en s’intéressant aux paysages en mutation.

« Au seuil des années 1980, la photographie intègre la catégorie générale de l’image et les grands enjeux de l’art contemporain. Ce qui fait art chez elle, c’est la plasticité du médium tout autant que sa poétique documentaire », résume Michel Poivert. Les clichés finissent par transcender l’existence pour s’aventurer dans des univers alternatifs dans lesquels l’intelligible, les sentiments se confondent à la trivialité des jours. Denis Roche s’amuse du reflet de miroirs pour mettre en abyme sa relation amoureuse. Alain Fleischer déforme les corps par l’intermédiaire d’ustensiles métalliques tandis que Patrick Bailly-Maître-Grand met nos perceptions à rude épreuve. Enfin, Jean-Luc Moulène crée des puzzles photographiques qui morcèlent le regard avec poésie. Dans le sillage de Mai 68, en même temps que l’art s’est déconstruit, démocratisé sinon désacralisé, la photographie a su conquérir ses lettres de noblesse. Métamorphose revient habilement sur ce cheminement historique et s’impose sans nul doute comme l’une des expositions incontournables de la saison.

© Bernard Plossu / Signatures / Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAC-CCI

Françoise et Joaquim, 1987, Epreuve gélatino-argentique, 24 x 30 cm, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Bernard Plossu / Signatures / Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAC-CCI

© Denis Roche, courtesy Galerie le Reverbère / photo Guillaume Geneste

19 juillet 1978, Taxco, Mexique, hôtel Victoria, chambre 80, 1978, Tirage argentique noir et blanc, 25,8 × 26,3 cm. Paris, collection de la Maison européenne de la photographie © Denis Roche, courtesy Galerie le Reverbère / photo Guillaume Geneste

© John Batho, SAIF, Crédit photographique : Guy Gendraud

Quatre parasols rouges et la plage, Parasols Deauville III (Porfolio de 10 photographies couleur indissociables), 1981-1982, Photographie couleur, procédé Fresson, 24 x 36 cm / 20 x 30 cm, Collection Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine, Limoges © John Batho, SAIF, Crédit photographique : Guy Gendraud

© Alain Fleischer, Adagp, Paris, 2022 / photo Julien Vidal – Parisienne de photographieClaude Batho © John Batho, Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Audrey Laurans/Dist. RMN-GP

à d. Le Dos de la cuillère, 1984, Tirage argentique noir et blanc, 55,3 × 38,6 cm. Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris © Alain Fleischer, Adagp, Paris, 2022 / photo Julien Vidal – Parisienne de photographie, à g. L’éponge et son image 1980, Photographie noir et blanc, 30,2 x 21,6 cm / 40,4 x 30,3 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI © John Batho, Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Audrey Laurans/Dist. RMN-GP

Alix-Cléo Roubaud © Jacques Roubaud / Hélène Giannecchini / Fonds Alix Cléo Roubaud/ photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Guy Carrard

Sans titre, de la série Si quelque chose noir, 1980-1982, Épreuve gélatino-argentique, 23,8 x 30,2 cm, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Jacques Roubaud / Hélène Giannecchini / Fonds Alix Cléo Roubaud / photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Guy Carrard

© François Hers. Photo : Stéphane Himpens. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France

Sans titre, série Intérieurs, 1980, Cibachrome, 66,5 x 90 cm, Dunkerque, Frac Grand Large – Hauts-de-France © François Hers. Photo : Stéphane Himpens. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

Image d’ouverture © François Hers. Photo : Stéphane Himpens. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France

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