Du Liban à la Sierra Leone, Aline Deschamps, une photographe franco-thaïe installée à Beyrouth, a suivi une communauté de femmes d’origines africaines et asiatiques, anciennes travailleuses domestiques et victimes d’esclavage moderne comme d’abus physiques, mentaux et sexuels. Passant de l’ombre à la lumière, de l’isolement dans de minuscules appartements libanais durant le Covid aux retrouvailles avec leurs proches en Afrique, l’autrice compose un récit documentaire poignant. S’affranchissant des écritures journalistiques pressées par le temps, elle construit, au fil des années, I am not your animal, un projet intime et sensible, croisant les médiums avec adresse. Un entretien passionnant dont on vous livre la première partie aujourd’hui.
Fisheye : Comment as-tu débuté la photographie ?
: Mon master en relations internationales en poche, j’ai travaillé à Bangkok, principalement dans la diplomatie culturelle. C’est là-bas que j’ai réalisé qu’un travail de bureau n’était pas fait pour moi. J’ai donc décidé de me concentrer sur ce que je développais en parallèle : la photographie.
J’ai commencé à m’intéresser au documentaire parce que j’ai toujours été intéressée par les questions sociales et les histoires intimes liées à l’identité : la migration, le métissage, le patrimoine culturel… – peut-être parce que je suis eurasienne. Je m’interroge sans cesse sur la construction identitaire d’une personne. La force et la résilience des gens qui doivent recréer un chez eux loin de tout me touche profondément. Ainsi, de mes études à la photo, j’ai gardé les mêmes intérêts, tout en passant du bureau au terrain.
Qu’est-ce qui t’anime, dans ce travail ?
C’est d’essayer de défier l’imaginaire collectif d’un sujet spécifique, de montrer différentes couches de complexité et d’éviter une représentation manichéenne ou sensationnaliste. Par une documentation sur le long terme, on évite de tomber dans les stéréotypes, il y a plus de nuances. Dans certains cas, je tente de créer une surprise visuelle au cœur de projets plus symboliques et politiques afin d’inverser les clichés que nous voyons dans les médias grand public.
Qu’est-ce qui a déclenché ton envie de réaliser I am not your animal ?
La façon dont les travailleuses domestiques étaient traitées au Liban m’avait horrifiée dès ma première visite du pays, en 2019. J’ai donc décidé de documenter leurs conditions de vie. Leur invisibilisation dans la société libanaise – alors qu’elles sont omniprésentes dans la gestion du quotidien d’un foyer – comme le racisme architectural : les employées de maison n’ont souvent qu’une chambre de la taille d’un placard et sans fenêtre, lorsqu’elles ne sont pas condamnées à dormir dans la cuisine ou sur la terrasse. Les chiffres officiels sont glaçants : deux employées de maison meurent chaque semaine au Liban… Et ce sont les chiffres de la Sécurité générale, soit l’équivalent d’un ministère de la migration en France ! Ces décès sont évidemment libellés sous l’étiquette de « suicides » pour éviter toute enquête et poursuite judiciaire. Il y a une totale impunité pour les violences faites aux employées de maison et aux travailleur·ses migrant·es au Liban.
Comment débute-t-on un projet d’une telle ampleur ?
Au printemps 2020, le confinement était très strict à Beyrouth et je me suis demandé ce qu’il advenait de ces travailleuses domestiques, qui n’ont aucun chômage ou filet social. En pleine pandémie, ce sujet était invisible, il n’était presque pas traité dans les médias. Une grande partie de ces femmes sont éthiopiennes, d’autres sont philippines, togolaises, sri-lankaises ou venant généralement d’autres pays d’Afrique subsaharienne et du sud-est asiatique. Dans le but d’écrire un article, je suis allée interroger ces différentes communautés, notamment les Philippines et les Éthiopiennes : comment vivaient-elles et quels étaient les réseaux d’entraide et de solidarité au sein de cette diaspora ?
Et puis, par un concours de circonstances, j’ai été mise en contact avec un groupe de Sierra-léonaises. Une femme de Médecins du Monde qui avait entendu parler de moi m’avait appelée pour me dire qu’elles se trouvaient dans une situation très précaire. Si elle était impuissante, moi, en tant que photographe et journaliste, je pouvais documenter leur situation.
Qui étaient ces femmes, et qu’as-tu appris d’elles ?
Elles étaient une quinzaine à vivre et à dormir à même le sol dans un petit appartement de Tariq el Jdide, un quartier populaire de Beyrouth. En discutant avec elles, je me suis rendu compte que le problème n’était pas lié au Covid ni au confinement, mais qu’elles avaient dû s’échapper de la maison de leurs employeurs bien avant la crise, à cause de salaires impayés et d’abus physiques, mentaux et sexuels. J’ai également appris que ce groupe spécifique de Sierra-léonaises était arrivé au Liban par des voies migratoires illégales. Elles sont passées par de nombreux pays avant d’arriver ici. L’une d’elles, Lucy, est par exemple passée clandestinement par la Guinée, le Sénégal, le Maroc avant d’atterrir à Beyrouth. Lorsqu’on écoute son histoire, on comprend que le problème ne vient pas seulement du système de la kafala (la structure de parrainage qui lie légalement les travailleurs domestiques à leurs employeurs locaux, NDLR), mais aussi du réseau de traite humaine et de la corruption à tous les niveaux qui permettent l’exploitation de ces femmes.
C’est ce qui a inspiré le titre du projet – I am not your animal ?
Il découle simplement des entretiens que j’ai eus avec ces femmes. Elles me racontaient leurs expériences d’exploitation. J’entendais des choses telles que : « Mon passeport était confisqué par mes employeurs », « j’étais enfermée et je ne voyais pas la lumière du jour », « je n’avais pas de jour de congé et je ne pouvais pas parler à mes enfants »… Une phrase qui ne cessait d’être répétée par toutes s’imposait : « Ils ne me traitaient pas comme un humain, mais comme un animal ». La série se présente donc comme une réponse visuelle à leur expérience de déshumanisation au Liban.
Tu as fait référence à la kafala. Peux-tu m’en dire plus sur ce système ?
Le système de la kafala régit et contrôle la vie de plus de 300 000 travailleur·ses migrant·es au Liban, et affecte particulièrement les travailleuses domestiques. La plupart d’entre elles sont confinées chez des particuliers, travaillant 24 heures sur 24, souvent coupées du monde extérieur. La caractéristique déterminante de ce système ? L’assujettissement du séjour légal d’un travailleur migrant dans le pays à un sponsor individuel qui est également son employeur. Le permis de séjour d’un travailleur migrant est ainsi subordonné à son permis de travail, et son permis de travail est subordonné à la volonté de leur sponsor (parrain) légal. Concrètement, cela signifie que le sponsor a un contrôle total sur le statut juridique du travailleur. En d’autres termes, la kafala accorde le plein pouvoir à un être humain sur un autre, créant ainsi intrinsèquement des conditions propices aux abus. Le système de parrainage est, de plus, rarement soumis à une surveillance gouvernementale. Les « parrains » et les agences de recrutement n’ont pas de réelle responsabilité.
Ces conditions de travail ont-elles empiré à cause de la crise économique qui a frappé le pays ?
Oui. Il faut comprendre qu’à cause de la crise économique, même si ces femmes étaient payées par leurs employeurs, leur salaire demeurait complètement dévalué. Ainsi, si une employée de maison était payée 200 dollars par mois, cela revient aujourd’hui à à peine 30 dollars par mois ! En 2020, les employeurs n’avaient souvent plus les moyens de payer leurs employées de maison. Elles étaient alors mises à la rue. Le pays vivait une situation véritablement inédite qui a mené, entre autres, à une grave crise migratoire.
À quoi était due cette crise migratoire ?
Elle est en partie due à la rhétorique du gouvernement envers les non-ressortissant·es, ou « étranger·es » : pour se dégager de toute responsabilité quant à la crise, les politiciens ont régulièrement blâmé les réfugié·es pour la hausse du taux de chômage ou les travailleur·ses migrant·es de vider les réserves de dollars du pays en envoyant de l’argent à l’étranger.
Mais en parallèle, l’État s’est accroché à son système économique qui dépend intrinsèquement d’un marché du travail informel et de l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère afin d’accroître les marges bénéficiaires des entreprises locales…
Comment a évolué ta relation avec les femmes que tu as rencontrées sur place ?
Durant les mois qui ont suivi notre rencontre, une amitié s’est tissée et je leur ai rendu souvent visite pour documenter leur situation, mais aussi pour essayer de faciliter leur rapatriement – puisqu’à cause de la chute de la livre libanaise, la plupart ne trouvaient aucun intérêt à rester au Liban faute de pouvoir gagner de l’argent. La majorité de ces femmes n’avait pu récupérer ni passeport ni salaire, et n’avait donc aucun moyen de retourner chez elles. Coincées à Beyrouth, elles tentaient de survivre ensemble et partageaient leurs sentiments de peur, de honte, de chagrin et la mince lueur d’espoir de pouvoir un jour retrouver leur famille…
Finalement, après des mois de luttes administratives et une levée de fonds fructueuse, ces femmes ont pu retourner en Sierra Leone en septembre 2020 ! D’autres vols de rapatriement ont eu lieu ensuite.
De quelle manière as-tu choisi d’illustrer cette histoire ?
Dans mon travail artistique et photojournalistique, j’essaie notamment de déconstruire les stigmas liés à mes thématiques. Il me semble que tout sujet, peu importe sa localisation ou complexité, peut être traité de manière innovante. Cela dépend tout simplement de l’approche de l’auteurice.
Le thème des employées de maison, notamment au Liban, a été maintes fois couvert dans la presse française et étrangère. Pourtant, très peu de personnes l’ont traité de manière intime, psychologique, sur plusieurs mois, en essayant de mettre en lumière aussi bien les défis et les peines, que les moments de joie et de solidarité de ces femmes. Ce sujet est donc non seulement peu couvert de manière nuancée et intime, mais la documentation du retour de ces jeunes femmes migrantes dans leur pays d’origine est, à ma connaissance, inconnue.
Une documentation au long cours, dont l’évolution est également visible à travers un passage de l’ombre à la lumière…
Cette transition suivait tout simplement l’évolution du contexte dans lequel on se trouvait. Toutes ces femmes étaient coincées dans ces appartements à cause du confinement. Beaucoup d’entre elles avaient connu l’Ebola en Sierra Leone, certaines y ont perdu des proches. Elles avaient extrêmement peur de la pandémie. Sans-papiers, elles craignaient aussi d’être rattrapées par les autorités et d’être envoyées en prison si jamais elles devaient se faire soigner à l’hôpital. Durant le printemps 2020, elles passaient la plupart de leur temps au sein de leur appartement commun. D’autant qu’elles ne pouvaient pas travailler à cause du collapse économique…
Comment les choses ont-elles évolué, ensuite ?
Quand l’été est arrivé, l’appartement est devenu de plus en plus bondé. Les femmes continuaient de recueillir d’autres membres de leur communauté qui s’étaient fait jeter à la rue ou qui avaient dû s’échapper. Rapidement, elles sont arrivées au nombre de cinquante et ont dû prendre de nouveaux appartements. Mais l’espace où elles étaient confinées restait trop peuplé, il était difficile de s’entendre et même de respirer à cause de la chaleur et du manque d’électricité. C’était continuellement bruyant et très difficile pour elles d’être piégées dans un si petit espace.
J’ai eu envie de leur montrer un espace public pour qu’elles puissent au moins respirer et avoir une liberté de mouvement. Un jour, j’ai donc décidé de les emmener à la seule plage publique de Beyrouth : Ramlet-el-Baida.
Comment ont-elles réagi ?
La plupart me disaient qu’elles n’avaient jamais vu la mer au Liban, qu’elles ne savaient pas qu’il y avait un littoral dans le pays ! Elles étaient tellement excitées : elles dansaient, nageaient et jouaient ensemble. Un des propriétaires des transats sur la plage était si surpris de voir ce large groupe de femmes sierra-léonaises sur la plage qu’il leur a prêté sa stéréo pour qu’elles puissent mettre leur musique et danser comme si c’était la meilleure fête de leur vie. Beaucoup de ces femmes me disaient que c’était leur premier jour de vacances au Liban, et ce goût de liberté se ressent sur les images !
Documenter ce contraste entre les scènes de vie à l’appartement et la plage permet de donner une vision plus complexe et humanisante des employées de maison. Si visuellement, les images vont de l’ombre à la lumière, en filigrane, le fil rouge commun est la représentation de ces femmes à travers des moments de dignité et de banalité afin de révéler notre humanité commune.
Y a-t-il eu des réactions face à cette sortie, ou aux images qui la documentent ?
Oui, cette partie de la série a particulièrement circulé au Liban. Peut-être parce que les gens n’avaient pas l’habitude de voir des employées de maison sur la plage, habillées en maillot de bain et avec de grands chapeaux pour leur propre plaisir. Soudainement leur corps à la plage n’était plus un corps domestique, mais un corps libre destiné à vivre et s’épanouir pour lui-même…
Rendez-vous la semaine prochaine pour la seconde partie de l’entretien !
© Aline Deschamps