Photographe d’origine taiwanaise installé aux États-Unis, Elliot Ross a voyagé d’un bout à l’autre de la frontière américano-mexicaine afin de confronter les discours alarmistes de Donald Trump à la réalité des résidents des villes frontalières. Entretien.
Fisheye : Pourquoi t’es-tu tourné vers la photographie ?
Elliot Ross : J’ai commencé la photographie lorsque j’étais jeune, après avoir quitté Taipei, capitale de Taïwan, pour emménager dans le Colorado. Le choc culturel m’a transformé en un enfant timide. Rapidement, ma grand-mère s’en est rendu compte, et m’a offert un boîtier, en espérant que cela m’aiderait. C’était une révélation – l’instantané est devenu un refuge, depuis lequel je pouvais observer et interpréter le monde.
Sur quelles thématiques travailles-tu ?
J’aime documenter les frontières rurales, les espaces en transition et les communautés vivant dans des zones marginalisées. J’ai développé ces intérêts en grandissant moi-même en plein milieu rural, dans la région des Grandes Plaines, au Colorado. Aujourd’hui, mon travail est influencé par les effets de l’isolement sur les communautés, les frontières géopolitiques et leurs conséquences, et les relations entre le réchauffement climatique et la marginalisation sociale.
Comment trouves-tu l’inspiration ?
Choisir à quel thème m’intéresser est sans doute l’aspect le plus éprouvant de ma pratique. Avec le temps, j’ai appris à comprendre quels types de récits m’attiraient, et à rétrécir le champ des possibles. À travers mon approche, je souhaite non seulement en apprendre davantage sur les sujets que je documente, mais aussi apporter une certaine cohérence à l’ensemble de mon travail.
Que documentes-tu dans American Backyard ?
Je souhaitais illustrer l’influence des infrastructures et des frontières sur les individus qui habitent des espaces frontaliers. Il est important de reconnaître à quelle vitesse les communautés peuvent s’adapter à de nouvelles normes. Dans le cas du mur de Trump, il suffit peut-être qu’une seule génération grandisse pour que le problème devienne bénin. Jaymin, la jeune fille en robe rose de ma série, par exemple, est née une semaine avant le 11 septembre. Elle n’a jamais connu les États-Unis pré-terrorisme, avant l’espionnage constant des citoyens du pays par le biais du Patriot Act (une loi anti-terroriste votée en 2001, autorisant les services de sécurité à accéder aux données informatiques détenues par les particuliers et les entreprises, sans autorisation préalable et sans en informer les utilisateurs, ndlr). Elle a grandi avec cette barrière séparant les deux pays, et en oublie l’existence.
C’est cette évolution que tu représentes ?
Oui. J’entends montrer à quelle vitesse ces décisions extrêmes, irrationnelles, irresponsables deviennent normales. Je veux également donner à voir l’absurdité de nombreuses frontières – comme cette barrière entre le Mexique et les États-Unis, qui s’arrête à un cactus. En observant ces images, j’espère que le regardeur se questionnera sur la façon dont notre pays utilise ses ressources, et votera en conséquence.
Comment est né ce projet ?
Lorsque la campagne présidentielle de Donald Trump a pris de l’ampleur, j’ai commencé à remettre en question la validité de ses arguments. Après son discours, en 2016, à propos du mur qu’il souhaitait construire entre le Mexique et les États-Unis, je suis devenu de plus en plus curieux. Je voulais connaître la réalité du quotidien des habitants des frontières, et voir à quel point Trump transformait la perception de son public.
En janvier 2017, je me suis rendu à son discours d’inauguration pour parler à ses supporters, et leur demander en quoi ces enjeux frontaliers avaient influencé leurs votes. J’ai entendu partout le même refrain, à propos des vols d’emplois et des criminels violents. Pourtant, à ce moment-là, l’immigration illégale et le chômage étaient au plus bas, et El Paso était la ville la plus sûre du pays. J’ai donc décidé d’explorer ces incohérences entre la réalité et la rhétorique politique.
Qu’as-tu retenu de cette expérience ?
American Backyard
est un catalogue de paysages de la frontière américano-mexicaine. Une étude d’un espace en transition, accueillant de nombreuses cultures, identités, valeurs, traditions, langues, et, bien-sûr, opinions politiques. De la vallée du Rio Grande au Désert de Chihuahua, en passant par les métropoles situées près de l’océan Pacifique, j’ai entendu de nombreux témoignages. Mais le plus surprenant ? La majorité de ces individus étaient contre la création du mur. Pour des raisons différentes, bien-sûr. Tous semblaient même lassés par ce débat, espérant attirer l’attention sur d’autres enjeux, comme la pauvreté, la perte d’habitat, et le manque d’accès à l’éducation et aux soins médicaux.
L’esthétique de la série est surprenante : elle présente une palette neutre et délicate. Pour quelle raison ?
Quiconque a voyagé le long de la frontière américaine durant l’été connaît la puissance phénoménologique du désert. La température monte en flèche, la moindre humidité disparait immédiatement, et les yeux se plissent à cause de la luminosité. Ce dernier effet a influencé ma palette de couleur et mon traitement. La chaleur a également décoloré certains polaroids que j’ai pris durant le voyage. J’ai tout de suite été attiré par ce résultat, qui reflétait parfaitement ma sensation dans cet environnement hostile.
Le titre de la série vient du terme « America’s backyard ». Que signifie-t-il ?
Le terme « America’s Backyard » a été inventé pour décrire la sphère d’influence des États-Unis sur ses voisins, particulièrement le Mexique et l’Amérique latine. Après la seconde guerre mondiale, le gouvernement américain a renforcé ses frontières avec le Mexique – une décision impulsive, encouragée par la peur du communisme et la Guerre froide, et un moyen pour les États-Unis de contrôler ses voisins, fragilisés par le contexte géopolitique de l’époque.
La notion de « backyard », en Amérique d’après-guerre, renvoie, de plus, à un désir de liberté individuelle, précipité par la protection du domaine privé. Malgré de nombreux changements, depuis cette époque, cette image symbolique d’un chez-soi entouré et protégé par une barrière est toujours populaire.
Qu’espères-tu éclaircir, à travers ce projet ?
J’espère que le public prendra en compte la vision de ces individus vivant près de la frontière, et la confrontera à ses propres croyances, afin d’éradiquer toute pensée basée sur l’émotion et la rhétorique. Il est important de réaliser que ces habitants du territoire méprisent le concept d’un mur. Avant mon voyage, j’ai posté des annonces en ligne, à la recherche de personnes à interviewer : des « habitants américaines ordinaires », et j’ai été surpris par le nombre de réponses. Parmi les centaines d’entretiens et portraits que j’ai réunis, des républicains d’extrême-droite aux démocrates convaincus, seulement deux étaient pour la construction d’un mur.
Quelles étaient les raisons de cette opposition ?
De nombreux républicains, en particulier venus de ces milieux ruraux, craignent les débordements fédéraux (lorsque le gouvernement enfreint certains aspects de la Constitution américaine, par exemple). De plus, la création d’un mur coûte cher, et de nombreux démocrates, en particulier les latinos en situation précaire, y sont farouchement opposés. Les communautés vivant près des frontières sont les plus pauvres du pays. Si la construction du mur coûte environ 39 200 000 de dollars par kilomètre, qu’en est-il de l’accès aux services de santé ? Et de la modernisation des infrastructures civiques ? Dans ces territoires, le mur est vu comme un simple argument politique, et une perte colossale d’argent. Une opinion qui devrait être connue de tous.
Elliot Ross a lancé une campagne de financement, afin de publier American Backyards sous la forme d’un livre. Plus d’informations ici.
© Elliot Ross