Dans le cadre d’une résidence artistique sur le nouveau territoire de ViaSilva, la photographe italienne Alessia Rollo livre Le jour sans fin : une série qui traite de l’éphémère et de l’instabilité de la vie. Transporté au temps de la Genèse, le chantier d’urbanisation – situé entre Rennes, Cesson-Sévigné et Thorigné-Fouillard – accueille chaos et bouleversements.
Fisheye : Peux-tu te présenter ?
Alessia Rollo : Je suis une artiste visuelle, née dans le sud de l’Italie, très curieuse et mobile. J’aime écouter les gens, les histoires et changer mes points de vue. La photographie m’a permis de faire de superbes rencontres – c’est la raison pour laquelle j’y dédis ma vie.
Aujourd’hui, je m’intéresse à tout ce qui est lié à mon histoire personnelle et à mes racines. Je suis une personne assez méditative : j’ai l’impression que beaucoup de choses émergent du silence et de l’absence. Il y a un mystère dans la réalité que nous vivons et c’est ce que j’essaie de traduire avec mes images.
Qu’est-ce qui t’as amené au 8e art ?
Après l’université en Italie, j’ai vécu à Dublin. J’avais 23 ans, je ne comprenais rien à l’anglais et je ne pouvais parler à personne. J’étais complètement déboussolée, alors j’ai pris un appareil argentique et j’ai commencé à photographier pour donner du sens et me sentir connectée avec le pays que je découvrais. Quand j’ai développé ma première pellicule, je suis tombée amoureuse du 8e art.
Après deux ans de travail amateur, j’ai décidé d’étudier la photographie. Je suis partie en Espagne et c’est là que tout a vraiment commencé.
Et en 2020, j’ai été invité à réaliser une résidence artistique sur le chantier de développement urbain ViaSilva. Mon objectif était de garder une trace d’une saison de travail et de déceler les enjeux entre les habitants et le territoire.
Raconte nous en quelques mots ta série Le jour sans fin, réalisée pendant la résidence pour le territoire de ViaSilva.
Ma série Le jour sans fin, que j’ai développée pour ViaSilva, est une réflexion sur l’importance de l’éphémère et de l’instabilité de la vie. Le chantier d’urbanisation représentait pour moi une métaphore parfaite pour parler de sentiments humains – surtout en ce temps historique de pandémie où nous expérimentons fragilités et insécurités.
La plupart du temps, on craint le changement et on se tourne toujours vers ce qu’on perd au lieu de voir ce qu’on peut créer à partir du chaos et de la confusion. Et parfois, on a la sensation que ce qu’on a construit se métamorphose du jour au lendemain, même si on le veut pas…
Et quelles étaient tes premières impressions ?
Arrivée là-bas, j’ai eu l’impression d’être tombée par erreur sur Terre pendant que Dieu construisait la planète. Mais au lieu de me plaindre de la destruction et de la perte, j’ai décidé d’agir comme une « magicienne », d’être comme un enfant qui joue avec les choses qu’il trouve autour de lui, en réinventant la réalité.
J’ai essayé de tout regarder d’une manière nouvelle et très différente. Je voulais expérimenter la surprise pour ce monde, et embrasser le changement, non pas comme quelque chose de négatif, mais comme un ingrédient naturel de notre existence.
Peux-tu nous raconter comment tu as entrepris cette résidence ?
Au début j’étais un peu perdue – comme quand je suis arrivée à Dublin – parce que je ne parlais pas français. J’ai commencé comme j’en ai l’habitude : prendre des photos comme une prise de notes, étude du lieu afin de ressentir et imaginer une histoire à raconter.
Mon collègue François Lepage m’a beaucoup aidé, en partageant avec moi le temps passé sur le chantier, en me présentant aux habitants et en m’aidant à parler avec eux (mon français n’est vraiment pas bon !). C’était aussi très inspirant de partager notre point de vue et d’échanger nos pratiques et méthodes artistiques pendant la résidence.
La transformation et le changement sont les thèmes principaux de la série. Comment les saisis-tu dans tes images ?
Tout d’abord, j’ai essayé de construire une atmosphère chronologique. En allant de la nuit au jour, je cherchais à véhiculer une idée de transformation constante, qui surviendrait dans une journée sans fin. Sur un autre plan, j’ai utilisé les matériaux que j’ai trouvés sur le chantier pour construire des natures mortes, ou des installations in situ. J’ai également utilisé des bandes lumineuses pour créer de nouvelles formes ou pour mettre en évidence des lieux qui vont disparaître dans quelques mois, comme avec ces montagnes de gravier. J’ai photographié les ouvriers de la même manière : ils sont des figures éphémères.
Avec certains habitants, j’ai essayé de jouer avec les objets que je trouvais autour de leurs maisons ou de créer un lien avec le paysage qui se transformait autour d’eux.
Il m’arrivait aussi d’extraire la chlorophylle de certaines plantes que j’ai cueillies dans le bois pour mettre en évidence l’essence de la nature, sa forme brute. Au début, j’ai été un peu choquée par l’aspect de la nature sur le chantier, mais j’ai compris que ce n’était qu’un processus « en cours », et non sa finalité.
Tu dis : « Quand le chaos fut formé dans les choses, la lumière se sépara de l’obscurité, et la vie apparue ». D’une certaine manière, c’est une métaphore de la photographie ?
En photographie, des millions de possibilités pour créer sont contenues dans le moment où la lumière se sépare de l’obscurité. Vous avez une machine dans vos mains, aveugle, et vous décelez quelque chose dans le monde – que vous avez créé grâce à la lumière.
Je pense que c’est la partie magique : nous avons tous en nous ce pouvoir. En un clin d’œil, nous pouvons former une image. Dans l’obscurité de notre esprit – notre appareil photo intime – nous avons déjà stocké des centaines d’images, et elles n’attendent que d’être libérées.
Une rencontre en particulier qui t’a marqué ?
Après quelques semaines, une rencontre m’a beaucoup émue : un couple d’habitants, Paul et Hélène. Ils ont une sensibilité particulière et Paul m’a permis de comprendre qu’au-delà de ce que je regardais, il y avait un monde plus subtil à observer. J’ai été impressionnée par sa façon de lire la réalité, en se concentrant sur l’émotion de tout, même des plantes.
C’était un vrai tournant pour moi. J’ai compris que je devais considérer le changement comme une chance, et non comme une menace. Paul m’inspirait quelque chose de magique : un enfant sage qui voit et ressent de multiples couches de la réalité, mais qui est aussi capable d’imaginer d’autres mondes et qui ne craint pas le changement. Au contraire, il l’embrasse.
Peux-tu nous parler des personnes qui apparaissent dans Le jour sans fin ?
Ce sont pour la plupart des habitants et des travailleurs du chantier de ViaSilva. J’ai inclus les personnes qui sont depuis des années sur le territoire pour des raisons professionnelles ; il s’agit d’une présence « transitoire » dont on ne tient souvent pas compte dans le récit des lieux.
Puis, Paul et Hélène apparaissent beaucoup, car j’ai ressenti un lien particulier avec eux et leur façon d’être.
Mais je pense aussi à M. Michel Adam, célèbre obtenteur et l’inventeur de ViaSilva®, la rose de Cesson-Sévigné : une rose orangée au parfum soutenu. J’ai passé une matinée entière avec lui dans sa serre, c’était un voyage incroyable dans la vie de quelqu’un. J’ai la sensation d’avoir été dans le paradis perdu d’Adam et Eve. Je sens encore l’odeur des roses !
Des inspirations en particulier lorsque tu réalisais tes images ?
C’est peut-être simple, mais je sentais que c’est la réalité qui me suggérait les images. J’aime écouter l’aspect subtil et profond des choses. La plupart du temps, la première inspiration vient d’une conversation silencieuse entre moi et ce qui m’entoure.
En même temps, je crois qu’il y a quelque chose d’archétypal lorsqu’on agit en termes d’images. Nous partageons tous un héritage de symboles que nous utilisons pour représenter les sujets ou pour façonner des images. Et je sens qu’il y a un certain déterminisme géographique qui m’influence dans ma façon de penser l’image, ou lorsque je cherche à représenter une idée.
Quelles leçons as-tu tirées de ton séjour sur le chantier de ViaSilva ?
C’était une période très inspirante. Au début, j’étais tellement perdue, car je n’arrivais pas à « ressentir » le lieu, ou établir un lien personnel avec le chantier. J’ai appris à mettre en pratique ce qu’un professeur m’a dit un jour : « Un artiste est une personne capable de supporter la frustration ». J’ai accueilli cette sensation au lieu de la combattre. Je ne savais toujours pas ce que je faisais, mais je me sentais mieux !
J’ai aussi compris que la vie n’est pas si différente d’un chantier : compliqué, chaotique… Et toujours en progrès ! Cela m’a aidé à mieux cadrer le projet, mais aussi à être plus flexible dans ma vie personnelle.
Je pense que si vous travaillez à être plus sincère dans votre vie, vous améliorerez votre approche artistique. Si vous véhiculez quelque chose de personnel, votre travail sera plus honnête et vous pourrez atteindre davantage de personnes – et de manière plus immédiate.
Le jour sans fin © Alessia Rollo