« La nature est artificielle »

10 septembre 2018   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« La nature est artificielle »

Pour le photographe mexicain Ernesto Solana, photographie et exploration vont de pair. Dans Systema Artificialis, il construit un monde fictif, où la nature et les constructions humaines ne font plus qu’un. Interview avec cet artiste engagé.

Fisheye : Depuis quand es-tu photographe ?

Ernesto Solana : Je me considère avant tout comme un collectionneur passionné. J’ai toujours ressenti ce besoin d’immortaliser des moments, des lieux et des choses. Je ne sors jamais sans un appareil photo. Je n’ai réellement commencé à me considérer photographe il y a quelques années, lorsque j’ai pris des cours à l’International Center of Photography de New York. J’y ai découvert une nouvelle facette du médium, qui m’a aidé à avoir une autre approche, à ne pas simplement documenter mes explorations.

Qu’explores-tu, à travers la photo ?

Il y a pour moi une connexion intrinsèque entre l’exploration et la photographie. Il existe une longue liste d’explorateurs qui ont documenté leurs découvertes grâce à l’image. Je me reconnais dans cette façon de faire, j’ai d’ailleurs pris l’habitude de me promener tous les jours dans la ville dans laquelle je me trouve, et d’explorer ses rues.

De quoi traite ta série Systema Artificialis ?

Systema Artificialis

explore les frontières des royaumes naturels et artificiels, et la façon dont ils coexistent, en prenant en compte l’influence de l’humanité sur la planète. Le projet examine le terme « anthropocène », qui est un terme géologique, utilisé pour désigner l’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Cette époque est dirigée par l’humanité, qui exerce une force sur les strates, les océans et l’atmosphère. En d’autres mots : « l’ère de l’être humain ». Dans cette série, je classifie également les objets : durant deux ans, j’ai collecté, sur la côte est des États-Unis, des objets issus de la nature.

Que signifie ce titre ?

En français « système artificiel », Systema Artificialis est inspiré d’un livre du naturaliste suédois Carl Linnaeus, intitulé Systema Naturae. Cet ouvrage est le point de départ des classifications de la science contemporaine. Si j’ai remplacé « naturae » par « artificialis », c’est pour mettre en lumière l’importance de la fabrication humaine dans notre monde. Je joue ainsi avec les différentes catégories, et j’imagine de nouvelles classifications au sein desquelles l’artificiel serait indiscernable du naturel.

Pourquoi accorder une telle importance à la nature, dans un monde artificiel ?

Je vis dans un endroit de la côte connu pour ses marais et ses rivières, profondément affectés par les marées. D’une certaine façon, mon projet est centré sur un site en particulier, dans lequel je trouve une faune et une flore unique. Les animaux présents dans ce projet sont des espèces qui se sont adaptées à cet environnement. Je suis également très intéressé par les vitrines des musées d’histoire naturelle, qui représentent en général beaucoup d’espèces. Systema Artificialis propose une mise en scène plus réaliste d’une faune moins diversifiée.

© Ernesto Solana© Ernesto Solana

Que signifient ces éléments, disposés six par six sur tes photos ?

Cette série explore également l’idée de condition d’un objet, leur relation avec l’environnement. Sur ces clichés se trouve une classification fictive, regroupant 6 objets venus de zones différentes. J’ai collecté ces éléments durant mes voyages, et je les ai catégorisés dans mon studio. Cette « famille d’objet » existe précisément à cause de l’impact de l’homme sur la terre. En les mélangeant, j’interroge la façon dont ces objets pourraient représenter la trace géologique de l’homme, dans le futur.

Pourquoi avoir opté pour une esthétique très minimaliste dans ta série ?

Je pense que mon inquiétude vis-à-vis de l’état actuel de la planète est révélée de manière plus forte grâce à des images subtiles. Systema Artificialis est un projet artistique articulé autour d’une dimension esthétique et symbolique. Il est important d’éviter de représenter les scènes catastrophiques que beaucoup d’artistes exploitent lorsqu’ils parlent de la dégradation de la Terre. Le projet est engagé, poignant, sans présenter de scènes alarmantes. En présentant un paysage pollué par des altérations humaines, une prise électrique rouillée, ou encore un poisson rouge prisonnier dans un environnement étranger, je mets en évidence les tensions provoquées par la société.

Comment penses-tu que ton public réagira à une série si énigmatique ?

Ce projet arrive à un moment où l’environnementalisme et le capitalisme écologique sont des sujets d’actualité. Il est important que la science et l’art collaborent afin de représenter ces problèmes de différentes manières. Ainsi, Systema Artificialis construit une fiction. J’espère que le public ressentira la tension présente entre les concepts de nature et d’artificialité, et s’interrogera sur nos actions, pour notre bien à tous.

Un dernier mot ?

La nature est artificielle.

© Ernesto Solana© Ernesto Solana
© Ernesto Solana© Ernesto Solana

© Ernesto Solana

© Ernesto Solana© Ernesto Solana
© Ernesto Solana© Ernesto Solana
© Ernesto Solana© Ernesto Solana

© Ernesto Solana

Explorez
Que reste-t-il après le feu ? : des images, des voix, des actifs
Tour immersive en forêt © Alexandre Dupeyron
Que reste-t-il après le feu ? : des images, des voix, des actifs
À l’écomusée de Marquèze, jusqu’au 28 septembre 2025, l’exposition 600° – La forêt après le feu du collectif LesAssociés, pose une...
19 juin 2025   •  
Écrit par Fabrice Laroche
Hendrik Paul : un besoin de nuit
© Hendrik Paul, Dark Light
Hendrik Paul : un besoin de nuit
Avec Dark Light, Hendrik Paul signe un livre de photographie argentique en noir et blanc, publié chez Datz Press, qui explore la nuit, le...
17 juin 2025   •  
Écrit par Milena III
Hommage à Sebastião Salgado, humaniste soucieux de la nature
© Fisheye Magazine
Hommage à Sebastião Salgado, humaniste soucieux de la nature
Sebastião Salgado est décédé ce vendredi 23 mai 2025 à l’âge de 81 ans. Tout au long de sa carrière, le photographe a posé un regard...
26 mai 2025   •  
Écrit par Eric Karsenty
Dans l’œil d’Aletheia Casey : le rouge de la colère et du feu
© Aletheia Casey
Dans l’œil d’Aletheia Casey : le rouge de la colère et du feu
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil d’Aletheia Casey, dont nous vous avons déjà parlé il y a quelques mois. Pour Fisheye, elle...
28 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
La FUJIKINA Arles, quand l'art rencontre la technique
© Gregory Halpern / Magnum Photo
La FUJIKINA Arles, quand l’art rencontre la technique
Du 8 au 12 juillet 2025, la FUJIKINA, manifestation mondiale autour de la culture photographique créée par Fujifilm, revient pour une 2e...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
La sélection Instagram #512 : amour censure, amour sincère
© Aniela Kurkiewicz / Instagram
La sélection Instagram #512 : amour censure, amour sincère
« Il n’y pas d’amour censure, il n’y a que d’l’amour sincère », chante Hoshi. Peut-être ces paroles rythmeront-elles la marche des...
24 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Marie-Laure de Decker à la MEP : le regard sensible d’une photojournaliste
Valéry Giscard d’Estaing devant sa télévision, le soir de son élection comme président de la République française, Paris, 19 mai 1974 © Marie-Laure de Decker
Marie-Laure de Decker à la MEP : le regard sensible d’une photojournaliste
Jusqu’au 28 septembre 2025, l’œuvre de Marie-Laure de Decker s’expose à la Maison européenne de la photographie. Au fil de sa carrière...
23 juin 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #548 : Konrad Hellfeuer et Lucie Boucher
Diversum © Konrad Hellfeuer
Les coups de cœur #548 : Konrad Hellfeuer et Lucie Boucher
Konrad Hellfeuer et Lucie Boucher, nos coups de cœur de la semaine, invitent à ralentir, observer et contempler. Interrogeant les thèmes...
23 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot