Mélanie Patris : « Lorsque l’homme se coupe de la nature, il abandonne une partie de lui »

16 juillet 2021   •  
Écrit par Joachim Delestrade
Mélanie Patris : « Lorsque l'homme se coupe de la nature, il abandonne une partie de lui »

La photographe et plasticienne Mélanie Patris développe une vision de la nature et de la féminité associée aux rêves. Inspirée par les notions de temps et d’espace, elle explore les relations entre les êtres et le monde sauvage – des liens qui influencent et modèlent notre identité. Entrevue avec l’artiste qui a créé la série Géographie sauvage, What we leave behind.

Fisheye : Peux-tu te présenter ?

Mélanie Patris : Je suis une artiste-photographe plasticienne. J’habite entre Bruxelles, Leuven et Namur, en Belgique. Je suis aussi art-thérapeute en psychiatrie et anthropologue de formation. Ma pratique photographique, principalement argentique, porte essentiellement sur le rapport au corps et sur l’espace. Au fil du temps, la collaboration prend de plus en plus de place dans mon travail.

Comment décrirais-tu ton approche photographique ?

Le plus souvent, je travaille à partir du territoire en mettant en perspective le paysage, l’architecture et le corps dans mon propre espace, ou celui d’autrui. C’est une approche intimiste et poétique. Lors de mes recherches, je transforme le réel par mes pratiques expérimentales. Mon travail s’insère dans une approche holistique – qui prend en compte chaque image comme faisant partie d’un tout. C’est pourquoi j’aime penser à la scénographie lorsque j’expose, car mes projets ne se lisent pas linéairement.

L’expérimentation est au cœur de ton travail, en quoi l’influence-t-elle ?

Selon moi, le sens d’une série se dévoile avec le temps, d’où ma pratique de l’argentique. Lorsque je travaille, j’ai toujours plusieurs boîtiers de différents formats et différents types de pellicules avec moi. J’utilise aussi beaucoup la photographie instantanée qui apporte un autre rapport à l’image et à l’instant. Ces processus m’aident à faire émerger une forme plutôt qu’une autre. Les expérimentations se passent à différents niveaux de la création : à la prise de vue, au tirage et lors du travail en post-production avec toutes sortes de techniques de dessin et de peinture. La juxtaposition des clichés leur donne un nouveau sens.

Géographie Sauvage, What we leave behind est une compilation d’images que je prends depuis une quinzaine d’années. Elle est surtout composée d’autoportraits, de paysages et de travaux expérimentaux (travail de l’émulsion Polaroid avec des techniques de dessin, collage et peinture, du cyanotype, etc.).

© Mélanie Patris

Comment est née ta série Géographie sauvage, What we leave behind ?

Cette série émane d’un portrait pris en 2006 lors d’un voyage au Burkina Faso : une femme faisant face à mon appareil, tenant le bébé qu’elle vient de mettre au monde. Après cela, je n’ai pendant longtemps capturé que des paysages ou des autoportraits. Mais quelque chose dans cette image m’a fait me tourner vers mon intériorité et ma propre féminité. Elle m’évoquait une certaine dimension « colonialiste » : une occidentale photographie une personne noire dans une intimité dans laquelle elle n’a rien à faire. Cette réflexion, développée après une relecture de mon travail, a fait émerger la question du consentement. En tant que femme capturant des femmes — et parfois des hommes — cette réflexion est devenue centrale dans ma manière d’aborder le portrait, et dans mon propre développement.

© Mélanie Patris

Quels autres thèmes explores-tu à travers ce projet ?

J’y traite avant tout de mon propre rapport au monde, de la recherche de mon identité en tant que femme, de la notion de tabou face aux fluides féminins, et à l’avortement. J’y vois aussi les ombres et les lumières qui m’habitent. Je ne sais pas encore comment cette série va évoluer, j’ai la sensation qu’elle est une autobiographie qui ne se terminera jamais.

Un mot quant au titre ?

Au départ, la série portait juste le titre What we leave behind. C’est en rencontrant Valérie Vernhet — co-fondatrice de la Galerie L’Aberrante à Montpellier (qui se trouve désormais dans les Cévennes) — que ce titre a surgi. Valérie a parlé d’une « géographie Sauvage » en voyant mon travail. J’ai trouvé que ces mots correspondaient tout à fait à ce qui était exprimé. Avec son accord, je me les suis appropriés pour donner ce nom à la série.

© Mélanie Patris

Pourquoi mélanges-tu plusieurs médiums  ?

Le point de départ est le besoin de travailler la matière. Explorer l’émulsion du Polaroid (transférer des images Polaroid sur papier aquarelle) me procure de nombreuses sensations. Il s’agit d’abord d’une forme de sensualité — je mets les doigts dans l’eau, je touche l’émulsion et ça me donne beaucoup de plaisir. Le décollement de l’image Polaroid permet de transformer son sens premier. Dernièrement, j’ai retravaillé à l’acrylique, au fusain,  au pastel et à la feuille d’or sur d’anciennes photographies de 50×60 cm que j’avais tirés en 2014 sur du papier Baryté, et contrecollés sur aluminium. Il s’agissait d’autoportraits réalisés dans un ancien sanatorium désaffecté. Il était important pour moi que mon travail puisse évoluer, qu’il raconte une histoire différente de ce qu’il contait initialement.

Quels liens entretiens-tu avec les images d’archives ?

Les archives de mon travail personnel, que je classe avec beaucoup de précautions, représentent mes mémoires et les traces de qui j’ai été. J’ai un nombre immense de photographies qui n’ont jamais été montrées, ou même tirées. J’y reviens, je les regarde, je les réintègre dans le moment, à la manière d’une archéologie du présent. Je retravaille également directement sur les tirages les images qui ont un sens particulier dans mon histoire. Il m’est arrivé d’en mettre certaines dans mon jardin pour les laisser s’altérer par les éléments naturels, de travailler avec de l’émulsion sur porcelaine ou même d’intégrer la couture ou l’écriture automatique sur le tirage.

Tu t’es inspirée de la « Femme Sauvage », un terme inventé par l’autrice américaine Clarissa Pinkola Estés. Qu’est-ce qu’il signifie pour toi ?

La féminité signifierait être ancrée dans sa part de féminin, de manière à vivre pleinement les émotions, les intuitions, de pouvoir assumer qui on est, et notre propre manière d’être. Quant à la notion de Femme Sauvage, j’ai, en effet, beaucoup été inspirée par le livre de Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, que j’ai utilisé comme herbier et que j’ai lu plusieurs fois. Cet ouvrage fait intrinsèquement partie de l’exposition.

La « Femme Sauvage » est ce moment où une femme va se « réapproprier » sa puissance et arrêter de se résigner à des dictats qui lui sont imposés. Elle (re)prend confiance et va chercher au fond d’elle ses forces et ses faiblesses jusqu’à les sortir de l’ombre pour les mettre en lumière. C’est à ce moment qu’elle se permet d’exister, et que le pouvoir « de » prend le dessus sur le pouvoir « sur ».

© Mélanie Patris© Mélanie Patris

Le corps est-il un objet à façonner ou à contempler ?

Ni l’un ni l’autre. Il est notre véhicule. Il nous appartient et nous permet d’exister. Seul son propriétaire peut décider ce qui est juste de faire ou d’être. Dans ma manière de voir les choses, le corps physique et le psychique restent indissociables, et se construisent au fil du temps. La dimension physique est une partie de l’intériorité, de l’identité de la personne. Elle en est le reflet, d’une certaine manière. C’est le support à travers lequel chaque personne va parler le plus directement au monde.

Quel rapport entretient le corps à la géographie ?

La géographie est l’identité d’un territoire. Cette identité comprend l’aspect physique avec ses reliefs, ses creux, ses monts, ses rivières… Elle repose aussi sur un aspect biologique. Tout cela crée un territoire particulier. Et chaque corps a ses propres reliefs, sa propre biologie, sa particularité liée à l’âme qui l’habite. Pour moi, les uns et les autres ne peuvent qu’interagir ensemble. Quand un être humain habite en ville ou en pleine nature, qu’il se lie (ou se coupe) avec son environnement, cela imprègne sa manière de penser, de se mouvoir, d’être en lien avec son corps, de l’habiter. C’est le même processus pour le paysage. J’ai la conviction que tous ces aspects sont liés comme des miroirs, et c’est d’ailleurs l’un des postulats qui habitent mon travail.

© Mélanie Patris

Tu évoques également l’écopsychologie, peux-tu nous expliquer ce concept ?

D’après Mary Gomes, professeure en psychologie, « l’écopsychologie est un courant de la psychologie qui cherche à comprendre et à guérir notre relation avec la Terre. Elle examine les processus psychologiques qui nous lient au monde naturel ou qui nous éloignent de lui. » On parle parfois d’écoanxiété – due à l’inquiétude que génère un rapport déconnecté à la nature. Longtemps, l’Homme a cru qu’il pouvait dominer la nature. Mais aujourd’hui, encore plus avec le dérèglement climatique et la perspective de l’effondrement, beaucoup de personnes ont pris conscience que si l’on ne travaille pas en harmonie avec tous les êtres, c’est l’homme lui-même qui va disparaître. Lorsqu’il se coupe de la nature, il abandonne une partie de lui. C’est cela précisément qui crée des dysfonctionnements, des coupures dans l’identité structurelle de l’être humain. Ce constat a fait émerger dans ma photo l’extrême nécessité de travailler ce rapport avec l’environnement.

Pouvons-nous dire que tes photographies sont une retranscription de tes rêves ?

Ceux-ci sont présents dans la plupart de mes travaux, ne fût-ce que par l’aspect onirique de l’image Polaroid — c’est peut-être pour ça que j’aime autant ce médium. Certaines de mes séries se lisent comme des rêves à part entière. Cependant, mon travail incarne probablement une autre manière de rêver. Dans mes songes, il y a des moments qui renvoient à l’esthétique de ma photographie. Différentes réalités s’entremêlent et créent de nouveaux espaces et de nouveaux territoires. Quand on rêve, on transforme une réalité psychique inconnue en quelque chose de conscient. La personne est prête à rencontrer une nouvelle réalité. C’est probablement le même processus qui opère pour moi dans la transformation de mes clichés : sortir du réel de l’image pour en faire quelque chose de nouveau, qui m’a échappé lors de la création, ou de la post-production. Certains de mes songes sont de vrais voyages chamaniques. Des périples dont je crois décoder le sens avec ma conscience : car je sens qu’un message qui dépasse la lecture première m’est adressé.

De quoi rêves-tu ?

De territoires complètement déconnectés de la réalité. Certains s’apparentent à des films d’animation de Miyazaki ou des dessins de François Schuiten — un dessinateur de bande dessinée et scénographe belge. De manière générale mes rêves sont beaucoup faits d’architectures, très souvent emprunts de l’élément « eau » que ce soit la mer, les rivières, etc. Je rêve aussi souvent d’animaux : des ours, des autruches, ou des araignées qui se transforment en chat…

© Mélanie Patris

Comment se définissent les frontières entre les territoires selon toi ?

La première chose qui me vient, c’est la peau de l’homme. Didier Anzieu parle du « Moi-peau », qu’il définit comme la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Psychiquement, c’est la métaphore de ce qui permet à l’homme de trouver ses propres frontières. Celles-ci deviennent alors des « limites », quelque chose d’englobant, qui structure, rassure et fait séparation. Mais parfois, à la frontière des territoires, on peut aussi construire des murs. Déclencher une rupture, une séparation qui devient coupure.

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