Meghan Marin : dans la marée, la mémoire

10 février 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Meghan Marin : dans la marée, la mémoire

Dans Red River, Meghan Marin a documenté, avec un regard aimant de petite fille, la lente maladie dégénérescente de sa grand-mère Khatie. S’articulant autour de la déchéance, du soutien familial et de la façon dont nous interagissons avec le monde, le travail de l’autrice s’immisce avec justesse et bienveillance dans l’intimité des siens. Une histoire de vie où, sans qu’on se le dise, l’amour protège et la mort n’efface pas tout. Entretien.

Fisheye : Peux-tu me parler de Red River ? Comment et pourquoi as-tu commencé ce projet ?

Meghan Marin : J’ai commencé Red River lorsque j’ai déménagé à Cape Cod en mars 2020 pour quelques mois afin de prendre soin de mes grands-parents. Ma grand-mère Kathie avait été diagnostiquée d’un cancer du poumon qui s’était propagé au cerveau, et elle se remettait de son opération de la tête quand je suis arrivée. J’ai commencé à faire un travail sur eux, car c’était le début de la pandémie et nous n’avions nulle part où aller. C’était un remède au chagrin que je ressentais face à notre relation qui petit à petit se transformait. Je passais d’un membre à part entière de la famille à une aide-soignante, et ressentais de plus en plus l’angoisse d’un avenir inconnu. J’ai fait évoluer ce travail jusqu’à la fin de l’année 2022, documentant nos vies ensemble et la lente bataille de ma grand-mère contre la perte de mémoire. Aujourd’hui, ma grand-mère est décédée depuis novembre dernier, je sais qu’elle a vécu une vie pleine d’amour.

Documenter la maladie naissante puis proliférante de ta grand-mère n’a pas dû être simple. Comment as-tu fait ?

Il a été difficile de me retrouver dans ce travail, physiquement et émotionnellement. La plupart du temps, j’avais l’impression de documenter depuis l’extérieur, d’être une étrangère dans un endroit qui m’a un jour semblé être ma maison. Je pense que l’œuvre paraît un peu distante à cause de cela, mais elle raconte aussi ce que j’ai ressenti au fond de moi. Une distance qui grandissait.

© Meghan Marin© Meghan Marin

Lui as-tu présenté le projet, ou l’as-tu fait dans l’ombre ?

Au départ, je n’avais pas l’intention d’en faire une œuvre cohérente, alors j’ai simplement commencé à faire des images. Mes grands-parents ont l’habitude que je les photographie, c’est donc venu naturellement. Sur certaines images, elle m’a aidé à les prendre en tenant la source de lumière ou le rebond. Au final, ça a véritablement été un travail collaboratif.

Comment l’a-t-elle reçu ?

C’est seulement au début de l’année 2022 que j’ai présenté le projet à ma grand-mère. À ce moment-là ni elle ni moi ne sachions vraiment quoi en faire. Je ne lui ai pas présenté en tant qu’artiste qui présente une série sur la maladie, mais en tant que petite fille. Nul besoin de lui rappeler l’évidence qu’elle était en train de mourir. Nous savions toutes les deux que c’était un moyen de figer à jamais notre temps passé ensemble.

Dans le calme inhérent de tes images, un drame latent persiste…

Toujours. De façon presque comique, nos vies sont faites de drames. Quand vous êtes malade, chaque jour est une lente progression vers la ligne d’arrivée. J’ai passé la plupart de mon temps à essayer de faire manger Kathie. Les médicaments qu’elle prenait et sa chimiothérapie lui ont fait perdre complètement l’appétit, et quand je suis arrivée l’année dernière, elle était terriblement maigre, et avait rapetissé. Je ne l’avais jamais vu comme cela. Nous tenions des registres détaillés de tout ce qu’elle mangeait ou buvait. Elle nous en voulait de lui demander de boire les sept tasses d’eau par jour prescrites par le médecin, car elle jurait que cette quantité était destinée à une personne beaucoup plus grande. Dans ce nouveau quotidien, les gestes banals de la vie sont tous devenus dramatiques. Toute notre famille a porté cette lourdeur de la maladie pendant des années. Nous nous sommes relayés pour nous occuper des soins, suivre les changements de médicaments et les visites chez le médecin, soulager l’esprit anxieux de mon grand-père, lutter contre la compagnie d’assurance pour les soins palliatifs dont ils avaient besoin, mais qui n’ont jamais été payés.

© Meghan Marin© Meghan Marin

Un mot sur la chronologie de ta série. Se présente-t-elle dans l’ordre ou éparpillée ?

Les clichés sont en grande partie dans l’ordre. Il y a un flux naturel, le temps passe et les différents moments de la journée sont identifiables. Je prenais généralement des photos dans les instants de calme où je pouvais me recentrer vers mon intériorité. Les couleurs et les teintes suivent la progression du jour à la nuit, et ainsi de suite. La série commence avec les premières images lumineuses du jour, progresse avec celles prises à la mi-journée et se termine avec sa mort, la nuit.

Lorsque tu regardes les premières images et que tu les confrontes à celles d’aujourd’hui, que ressens-tu ?

Je ressens à nouveau toutes les contradictions que j’incarnais. L’amour, l’épuisement, la douleur. Je suis reconnaissante de les avoir prises et j’aimerais souvent en avoir pris davantage. J’étais tellement épuisée émotionnellement et physiquement que je n’ai pas pris mon appareil photo pendant des semaines. J’aurais aimé être capable d’affronter tous ces sentiments difficiles dès le début. Les images de cette époque sont beaucoup plus lumineuses, pleines d’espoir et surtout de nature documentaire. Il y a plus d’images de l’océan parce que nous avons fait plus de promenades en 2020. Les dernières images sont plus calculées et tristes. À ce moment-là, nous savions que son état n’allait pas s’améliorer.

Et qu’en est-il d’ailleurs de cet océan en arrière-plan ?

La plage est un lieu de vie et de mort. C’est aussi un bon moyen de se rappeler que la nature a des choses plus importantes à faire que d’attendre que l’humain se sente bien à nouveau. Je luttais contre la perte en temps réel, et nous étions en train de changer de rôle entre l’adulte et l’enfant. Je me trouvais dans un endroit que j’associais étroitement à la joie de l’enfance et je le voyais maintenant comme un endroit isolé et froid pour la première fois.

© Meghan Marin© Meghan Marin

L’as-tu représenté pour la douceur qu’il t’apportait ou pour ses courants et ses vagues qui emportaient tout sur leur passage ?

Je n’avais jamais passé beaucoup de temps à Cape Cod pendant l’hiver, et j’ai redécouvert un paysage vidé de plus de la moitié de la population, où les vents marins étaient âpres. J’ai fait de longues promenades pour ramasser des coquillages, m’accrochant désespérément à des lambeaux de beauté puisque tous les sentiments avec lesquels je devais vivre me semblaient laids. J’avais l’impression d’être la pire personne au monde, car je voulais fuir la maison et la femme qui m’avait en partie élevée. J’y suis allée au moins une fois par jour pour compenser la fatigue des soins. La marée m’a rappelé l’impermanence et la nécessité du changement. Je pense que le temps passé au bord de l’eau m’a aidé à me sentir en paix avec l’inévitable, alors je l’ai photographié.  La série porte d’ailleurs le nom de sa plage préférée, Red River, c’est là où certaines photos ont été prises.

Quel message souhaitais-tu transmettre à ta grand-mère avec cette série ?

J’espère qu’elle sait que nous l’aimons et que nous chérirons toujours le temps passé ensemble.

© Meghan Marin© Meghan Marin
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© Meghan Marin

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