Lors de sa première visite au festival Visa pour l’Image, la photographe espagnole, Neus Solà découvre un quartier tsigane. En 2016, elle retourne à Perpignan et démarre une série intitulée Poupées. Elle signe avec ce projet un travail doux et amer autour de la condition féminine chez les jeunes filles gitanes.
Fisheye : Qui es-tu ?
Neus Solà
: Je suis une photographe documentaire née et basée à Barcelone. Diplômée en sciences humaines dans le parcours de la philosophie, j’ai aussi étudié les beaux-arts et obtenu une maîtrise en anthropologie visuelle. J’ai ensuite travaillé comme photojournaliste freelance pour des projets sociaux. Sur le plan personnel, je me considère comme une personne sensible et spontanée. J’ai tendance à agir par intuition, sans avoir besoin de planifier. Je suis curieuse et j’ai tendance à choisir des thèmes qui me font sortir de ma zone de confort. J’aime les défis personnels. Je vois dans chaque projet un moyen de remettre en question les valeurs que j’ai acquises.
Quand et comment es-tu devenue photographe ?
C’est à l’adolescence que j’ai vraiment commencé à m’intéresser à la photographie. À l’âge de 15 ans, mes parents m’ont offert un Minolta X370 qui me suivait partout où j’allais. Ensuite, j’ai suivi un cours de développement photo qui m’a fasciné. Je n’ai plus jamais arrêté la photo.
Est-ce que ton parcours universitaire a eu une influence sur ta pratique photographique ?
Sans le savoir, je traçais mon chemin entre les sciences humaines, la philosophie, les beaux-arts et l’anthropologie. Finalement, mon parcours universitaire m’a conduit vers la photographie documentaire. Un jour, j’ai ressenti le besoin de photographier différemment, en prenant plus de temps et le soin de nouer de véritables liens avec les protagonistes. Cela m’a permis de me focaliser sur les histoires que je voulais raconter. En ce moment, je me consacre sur des projets personnels, des projets qui me tiennent à cœur. J’explore les questions d’identité ou de genre dans une perspective mêlant anthropologie et art. Grâce à la photographie, j’ai gagné en confiance pour aborder les inconnus et ouvrir la porte à d’autres réalités et ce, tout en vivant des expériences uniques.
Comment décrirais-tu ton approche photographique aujourd’hui ?
Ma relation avec la photographie est née du besoin de franchir les barrières de la réalité objective, de découvrir de nouveaux mondes pour les vivre dans ma propre peau. La photographie me fascine, car elle est capable de transformer le monde en poésie, de convertir l’ordinaire en extraordinaire. Mes photographies constituent un voyage vers des mondes singuliers mais toujours habités par des personnages réels. Mes photos sont un moyen de fuir l’actualité journalistique pour mieux saisir la réalité. Pour moi, il est essentiel d’avoir le temps de comprendre l’environnement avant de garder sa caméra. L’environnement, le lien et le partage avec mes modèles sont aussi importants que l’acte photographique lui-même.
Peux-tu introduire ta série Poupées ?
J’ai toujours été attirée par le monde tsigane : leur idée romantique de la liberté, leur mode de vie nomade, leur culte à la musique et la danse ou encore leur forte personnalité… En 2015, je me suis installée dans le quartier gitan à Perpignan et j’ai commencé à travailler au sein de la banlieue La Cité. C’est un lieu que je trouvais très puissant. En parallèle, j’ai toujours été intéressée par des sujets féministes et la communauté tsigane fonctionne selon un système patriarcal assez extrême… Poupées est un regard à la fois doux et amer sur la condition féminine gitane. Le projet propose une réflexion autour du concept d’identité et de liberté des jeunes filles dans leur passage de l’enfance à l’âge adulte. Je voulais montrer l’existence contrastée de ces filles. Au niveau esthétique, j’ai fait le choix de me démarquer du formalisme dramatique du noir et blanc. J’ai voulu capter l’essence joyeuse gitane à travers l’intensité de la lumière et de la couleur de façon neutre.
Qu’entends-tu par existence contrastée ?
Enfants, les filles jouissent d’une extraordinaire liberté et d’une permissivité. Au cours de l’adolescence, elles recherchent leur identité et l’autoreprésentation joue un rôle important pour elles. Les filles sont prises dans la contradiction de leur réalité : d’un côté, elles se prennent au jeu actuel de l’hypersexualisation, et en même temps, elles doivent vivre avec les incontournables normes de leur tradition. La perte de la virginité constitue ensuite un rite de passage qui mettra fin à un petit monde de spontanéité et d’autonomie, marquant l’entrée dans une réalité imprégnée de restrictions. À ce moment-là, la fille devient une femme propriété de son époux et de la famille de celui-ci.
S’agit-il d’une série à double lecture ?
Poupées
fonctionne comme une métaphore associée au système patriarcal gitan. D’une part, le titre fait allusion à l’innocence et la pureté caractérisant l’univers de l’enfance féminine, en lien étroit avec l’honnêteté et la virginité ; de l’autre côté, il se réfère au concept de femme-objet à travers l’hypersexualisation précoce de ces filles. Dès leur jeune âge, elles assimilent le rôle de femme chosifiée, un modèle auquel elles se conforment au cours de l’adolescence, lorsqu’elles abandonnent les licences de l’enfance et assument les obligations du mariage.
Comment ces jeunes filles et leur famille ont-elles reçu le projet ?
Les filles sont très heureuses. Nous avons une bonne relation et nous rigolons beaucoup. Je les intrigue aussi. Les parents ont également bien accueilli le projet et la plupart du temps ce sont les premiers à en être fiers : « regardez ma fille si belle, c’est toute une poupée ».
Comment réagissaient-elles devant l’objectif ?
Au début, j’ai eu des difficultés, en particulier avec les plus jeunes adolescentes. Elles n’adoptaient pas des postures authentiques. Je cherchais du naturel. Et puis, je me suis résolue à les photographier en plein jeu d’autoreprésentation.
Qu’est-ce que tes photos ne montrent pas de ces jeunes filles ?
Il y a beaucoup de choses qu’elles ne montrent pas. Leur intimité, leurs rêves et leurs peurs. J’aimerais me rendre invisible pour prendre en photos les filles de manière inattendue, sans leur masque.
As-tu eu un souvenir marquant avec l’une de tes modèles ?
Le souvenir le plus marquant que j’ai est avec une fille âgée de 17 ans avec qui j’ai eu une très bonne connexion dès le début. Contrairement aux autres filles de son âge, cette fille est très mature et a développé une vision très critique de la communauté gitane. Son rêve est d’aller au collège, de se rendre à un concert de Rihanna, d’aller à la discothèque avec ses amies, d’étudier les langues, de choisir son mari et de faire sa vie … La dernière fois que je suis allée chez elle, toute sa famille était traumatisée car elle avait perdu sa virginité avec un garçon qui allait épouser une autre fille. La situation s’est vite arrangée, elle s’est marié avec un autre homme et vit maintenant à l’extérieur de La Cité.
Peux-tu nous parler de ce cliché de ce garçon nu dans les airs ?
Le cliché symbolise la «liberté sauvage». Au sein de la communauté tsigane, les enfants sont libres de se salir, de flâner tard le soir ou de crier, sans que personne ne les réprimande. Ils ne vont pas à l’école et se retrouvent la plupart du temps à jouer dans les rues sans règle ni interdiction.
Peux-tu résumer cette série en trois mots ?
Identité, liberté et volatilité.
Le projet est-il terminé ?
Je crains que ce soit un projet interminable … Je veux continuer à travailler dans cette communauté, à voir ces filles grandir et à suivre leur parcours au fil des années.
© Neus Solà