Emmanuel Tussore est un artiste pluridisciplinaire actuellement exposé au Festival Circulation(s) où il présente Study for a soap, des photos de ruines, sculptées dans du savon d’Alep. Rencontre avec le photographe-plasticien.
Fisheye : Peux-tu nous parler de ton parcours ?
Emmanuel Tussore : Je dessine et peins, depuis tout petit. J’ai découvert la photo quand j’avais 16 ans, et j’ai déménagé à Barcelone peu après, où je me suis inscrit dans une école de photographie. C’était une expérience personnelle fantastique, mais j’ai le sentiment que cette école m’a peu appris. Je suis ensuite parti à New York, où je suis devenu assistant-photographe. Là-bas, j’ai connu des réalisateurs qui m’ont initié à la vidéo. Ce n’est que récemment que je suis revenu à mon amour de jeunesse : l’art plastique. J’aime utiliser mes différentes pratiques dans mon travail.
D’où t’es venu l’idée de travailler le savon d’Alep ?
Pour moi, le savon est le symbole de l’homme civilisé. Le simple geste de l’être humain qui se lave me fascine. D’où vient cette idée ? C’est une véritable invention, qui, étrangement, a eu lieu au même moment que la création de l’alphabet. Pour moi, ces deux choses sont liées. Elles marquent toutes deux une évolution pour l’Homme.
J’aime l’aspect universel de cette matière. Et si le savon d’Alep est connu de tous en France, en Allemagne, au contraire, il me faut expliquer son histoire.
Que t’évoque cet objet ?
Pour moi, le savon est un produit qu’on utilise au quotidien. Et celui d’Alep est une connexion directe avec la Syrie. Il s’agit d’une matière organique, vivante, vouée à disparaître qui permet un retour à la terre. J’ai commencé à sculpter ce matériau en 2017 et je ne sais pas comment mes créations vont se transformer avec le temps. Cette fragilité m’intéresse.
Tes sculptures rappellent les bâtiments délabrés de l’Antiquité. Que racontent-elles ?
Ce sont des ruines antiques et modernes. C’est un thème que j’affectionne. Elles sont à la fois construction et déconstruction. J’appartiens à cette génération qui a vu la chute des tours jumelles et qui a assisté à l’installation du chaos au Moyen-Orient – par notre faute. Les réfugiés de ces pays orientaux, aujourd’hui, doivent s’enfuir, et ont tout à reconstruire. Cette matière, venue de Syrie illustre ces temps difficiles.
Les ruines évoquent à la fois les piliers des empires grecs et romains, et le chaos actuel du monde. Malgré tout, j’aime à penser qu’il y a un espoir de reconstruction dans le futur, tout comme moi, je reconstruis ce savon.
Ces sujets historiques et sociaux te tiennent à cœur ?
Les questions identitaires, de frontière et de transit me fascinent. En même temps, je cherche toujours un lien avec la matière. Le savon est un objet du quotidien, il a un lien fort avec la nature et l’Homme, les souffrances. C’est, en quelque sorte, une relique. Sais-tu que ce sont les croisés qui ont importé le savon en occident ? Ils l’ont déposé à Marseille, faisant du savon de Marseille le petit enfant du savon d’Alep. C’est un sujet qui invite au voyage.
Comment mets-tu en valeur ces sculptures ?
Je les photographie à la chambre numérique. Mon objectif était de shooter un bâtiment architectural. Je joue avec les perspectives : les images sont prises du point de vue d’un humain. On peut voir les plafonds et les sols des étages que je sculpte. Au départ, je voulais placer mes constructions sur du gravât, mais après plusieurs essais, je me suis rendu compte que la sculpture était sublimée par l’aspect épuré. J’ai également réalisé des vidéos de ces structures pour évoquer l’esthétique visuelle d’un drone. Une autre manière de lier le présent à l’Histoire.
D’autres projets, liés à ces ruines architecturales ?
Mes photographies exposées à Circulation(s) marquent mon premier passage en France. L’image fonctionne très bien avec ce projet de plasticien, elle permet de mettre en valeur la minutie du travail.
Pour l’instant, j’ai réalisé une centaine de savons. Je prépare une autre installation, dans le cadre de la biennale de Dakar, qui regroupera trois cents de ces sculptures. C’est un travail gargantuesque, car je passe entre trente minutes et 1 heure 30 à sculpter et photographier le résultat.
© Emmanuel Tussore