Découverte autour de sa série passionnante, Do Women Dream of Synthetic Kids, Martina Cirese nous revient avec un nouveau projet intitulé Silence is Sexy. Dans cette série en cours, l’artiste italienne dévoile l’intimité́ crue et ses contradictions à travers des carnets parsemés d’images, de textes et de dessins instinctifs. Ici, elle s’intéresse notamment à la découverte de l’autre, aux sexualités débridées, au polyamour et à ses représentations. En construisant une narration subtile et enivrante, Martina Cirese visite les contours du désir et clame son aspect pluriel. Entretien.
Fisheye : Quand as-tu commencé la photographie ?
Martina Cirese : À l’âge de onze ans, j’achetais de manière compulsive des appareils photo jetables dans le magasin en bas de chez moi, via Merulana, à Rome. J’attendais avec impatience le moment où, assise sur le perron de la boutique, je découvrais une à une les images développées. J’ai photographié quotidiennement toute mon adolescence, car c’était le moyen de regretter mon passé.
Peux-tu nous parler de Silence is Sexy. D’où ce projet est-il parti ?
Tout a a commencé lorsque j’ai déménagé à Berlin au printemps 2015, après l’obtention de mon diplôme d’histoire contemporaine et à la suite d’une année de résidence à la FABRICA (centre de recherche en communication de United Colors of Benetton, à Trévise en Italie). J’étais soudainement libérée de toutes contraintes, dans une ville nouvelle et intrigante, lancée dans une quête viscérale de mon langage artistique. Arrivée à Kienitzer strasse, Neukölln (arrondissement de Berlin), j’ai été accueillie pour la première fois par un chat extrêmement doux, nommé Ophélie. À ce moment-là, s’ouvrait à moi ce qu’appelle Hegel « une mauvaise infinités des possibles ». Je suis entrée dans une sorte de crise existentielle et amoureuse. Pour la première fois, j’étais confrontée à des interrogations au sujet de mon parcours d’autrice et de femme : Quelle est ma ville ? Avec qui ai-je envie de vivre ? Quel type de relation et de désir m’appartiennent ?
Silence is Sexy (titre et projet en construction depuis 2015) est donc né de cette urgence de gestion des doutes. Mon flux de recherche a pris la forme d’une série de journaux intimes. Aujourd’hui, je suis en train de terminer le dix-huitième.
Tu évoques une « obsession » accompagnant tes interrogations. Elle était presque devenue un moteur dans ton processus créatif. Ne t’a-t-elle pas effrayée par moment ?
Absolument ! Si un contexte ou une personne me hante, c’est parce qu’il y a une partie de moi qui s’y reflète et qui est forcément impliquée. Là où il y a de la peur, il y a nécessairement des choix importants qui m’attendent. Le tourment est bien sûr effrayant puisqu’il est irrationnel, incontrôlable et déborde continuellement dans des directions inattendues. Pendant ma dernière année à Berlin, j’écoutais en boucle un morceau qui fait écho à cette manière obsessionnelle d’aborder les choses. C’est le morceau I can’t escape my self issu du premier album du groupe Post-Punk, The Sound, Jeopardy (1980). Les paroles qui m’ont marqué étaient les suivantes (traduites de l’anglais) : « Tant de sentiments refoulés / Laissé tout seul, je suis avec celui que je crains le plus / Je suis malade et je suis fatigué de raisonner / Je veux juste m’évader / Me débarrasser de cette peau. »
Dans tes carnets, tu abordes ton intimité mais également celle de tes modèles. Comment as-tu procédé, t’es-tu retrouvée face à de quelconques malaises ?
Comment ai-je procédé́ ? J’ai vécu. Je me suis petit à petit approchée des personnes rencontrées sur mon chemin qui m’attiraient, afin de comprendre l’origine de cette attraction. C’est la possibilité d’une relation, le mystère de la rencontre qui m’amène à photographier, dessiner, écrire. Je suis souvent retrouvée à capturer l’intimité des autres et d’aussi loin que je me souvienne, j’ai été une première fois confrontée à des défiances, c’était en 2017, à Paris. Je n’ai pas réussi à me connecter à certaines personnes et j’ai donc pris du recul. Ce sont des portraits que je n’ai jamais fait développer, ou des clichés qui ne sont pas sortis comme je l’aurais souhaité́. Néanmoins, ces légers contretemps m’ont aidé à faire évoluer mon regard, à emprunter une nouvelle voie, à enrichir ma série de nouveaux chapitres.
Tu as choisi la nuit comme lieu et décor de ta série. Est-elle pour toi le moment réservé aux transgressions ?
La nuit a en effet accueilli et généré la plupart de mes projets. D’après mon expérience personnelle, c’est d’abord un espace libéré du « travail », entendu comme une obligation avec un rythme imposé. La nuit ouvre une dimension alternative, déconnectée des horaires et des codes conventionnels. C’est un espace-temps qui me pousse à être davantage à l’écoute. Je l’associe certainement à la transgression mais également à l’irrationnel, à un fond commun d’émotions enfouies et primordiales.
Dans ce projet, tu explores les détours du désir. Quelle en serait ta propre définition ?
Je n’ai pas une seule définition du désir. Cette dernière est le fruit de mes pensées, de mon imagination. Elle s’inspire de mes rencontres, des livres et des poèmes que j’ai lus, des chansons que j’ai écoutées… Nombre d’auteurs, de chercheurs n’ont pas cessé de s’interroger là-dessus. Pour reprendre les mots de Gilles Deleuze, − issus de L’Abécédaire, D comme désir (1988) − le désir existe « dans un ensemble, dans la construction constante d’un agencement ». Je dirai même que le désir ressemble à une usine multiple et inarrêtable d’actions délirantes, qui nous rendent humains.
Et celle de l’amour, les deux doivent-ils toujours être complémentaires ?
« Ma »
définition de l’amour ? Je crois bien que je ne trouverai jamais les mots justes. J’ai rempli compulsivement dix-huit journaux pour tenter maladroitement de trouver les réponses à cette vaste question. Malgré tout, j’ai compris, après toutes ces années d’interrogations, que l’amour ressemblait à un système complexe de sentiments mobiles. C’est une influence constante et réciproque d’émotions tendant vers la construction d’une relation fondée sur le soin, la complicité́ et le lien avec l’autre. Parfois, l’amour et le désir se complètent dans un phénomène de fusion. D’autres fois, ils s’affrontent et cristallisent des conflits. Les deux me semblent forcément liés, mais leur interaction est imprévisible !
Une image, une rencontre particulièrement touchante ?
Une femme, Sarah, que j’aime surnommer Sarah Rossa. Elle a été la première à être photographiée dans son intimité et nudité la plus totale. C’est aussi la première personne que j’ai dessinée. Cette rencontre a révolutionné mon processus créatif et m’a également accompagnée dans la découverte des nuits berlinoises. Nous étions toutes les deux seules, loin de chez nous et dans une prise de conscience commune sur nos vies. Une soirée d’été, alors que nous buvions quelques verres dans un bar de Neukölln, je lui ai demandé si elle voulait venir chez moi pour prendre des photos. C’était assez étrange, car je me sentais à la fois menacée par sa force érotique mais en même temps, enchantée par son aura, par l’intensité primitive de son regard et la puissance de sa silhouette.
Depuis ce portrait − pris dans mon appartement de Weser Strasse, devant la salle de bain éclairée uniquement par la lumière chaude et faible du couloir − je n’ai cessé de questionner le corps humain et les formes du désir. Après cette nuit, je n’ai fait qu’essayer de reproduire la même image sous différentes formes. Avec Sarah, mes carnets se sont recouverts de rouge et je me suis plongée dans une pratique artistique nouvelle, plus hétérogène.
Dans ta série Do Women dream of synthetic kids (2017-2019), tu plonges au cœur de la communauté de collectionneur·ses de reborns. Penses-tu que ton œil est attiré de manière instinctive vers l’intime ?
Oui, tout en moi est poussé par la recherche d’une dimension intime. Je suis fascinée par les contre-cultures. Je m’intéresse aux parcours des gens et à leurs choix les plus radicaux. Ces espaces-là m’ont toujours amené à me connecter avec des étrangers − ceux qui ne suivent pas les codes préétablis et sont obligés de reconstruire leurs propres identités plurielles. Au fond, je me sens plus à l’aise face à ceux qui assument et valorisent leurs contradictions. Je repense au Female Fight Club à Marzahn (anciennement Berlin-Est), sur lequel j’ai travaillé en 2016. Ici, j’ai photographié des femmes de tous âges et de nationalités confondues, qui se réunissaient pour combattre à corps libres et apprendre à « dominer l’autre sexe ». Cette pratique visait à « libérer les hommes de leur rôle de sexe fort et les filles du perfectionnisme esthétique ». Certaines personnes connues dans ce club sont par la suite entrées dans mes carnets. Il y a notamment ce couple merveilleux d’une combattante russe, surnommée Red Devil, et sa femme allemande. Les deux ont posé pour moi dans leur appartement, avec leurs tenues de mariage et leurs trois serpents de compagnie.
Ton regard sur la culture kink a-t-il évolué depuis le commencement de cette série ?
Oui. Lorsque je suis arrivée à Berlin en 2015, la scène kink (une sexualité qui se revendique hors norme, par distinction de la sexualité dite conventionnelle et socialement acceptable) a été une découverte bouleversante. Cela a été la porte d’entrée vers une recherche qui s’est graduellement focalisée sur les relations et l’intimité dans un sens large et complexe – allant bien au-delà des pratiques sexuelles spécifiques. Depuis 2017, lorsque j’ai quitté Berlin pour m’installer à Paris, mes priorités personnelles et artistiques se sont développées, et en même temps j’ai perçu une sorte de commercialisation de la scène kink, et cela a affaibli ma curiosité.
Medium: Mixed Media Paper (Acrylic Ink, Tape)
Size: 210 x 297 mm
Extracts from the series of 18 diaries composed by drawings, texts and photos. (Silence is Sexy, 2015 – ongoing).
Medium: Mixed Media on Paper
Size: 210 x 297 mm
Extracts from the series of 18 diaries composed by drawings, texts and photos. (Silence is Sexy, 2015 – ongoing).
© Martina Cirese