Corps modèles

08 mars 2018   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Corps modèles

Des goodies à la chirurgie esthétique, du culte du corps au culturisme fou, nombre de photographes critiquent et ironisent sur les injonctions à la perfection véhiculées par la société, les médias et les réseaux sociaux. Cet article, rédigé par Carole Coen, est à retrouver dans notre dernier numéro.

Notre rapport au corps a-t-il changé ? Paradoxalement, à une époque où l’acceptation de soi est au goût du jour, nous n’avons jamais été autant exposés aux modèles à suivre, notamment à travers les réseaux sociaux. Et si les canons de beauté ont toujours existé, ils semblent aujourd’hui plus exigeants et plus faciles à atteindre, grâce aux innombrables blogs et autres tutos de beauté disponibles sur Internet, mais aussi à la chirurgie esthétique, devenue presque banale, voire incontournable dans certaines cultures. Jusqu’où sommes-nous prêts – et surtout prêtes – à aller pour approcher l’idéal, démultiplié à l’infini sur nos écrans?

Guerrières de la beauté

La photographe lettonne Evija Laivina a très justement intitulé l’une de ses séries Beauty Warriors : « guerrières de beauté ». Intriguée par la découverte, sur Internet, d’accessoires censés résoudre des problèmes esthétiques sans intervention chirurgicale, elle les achète tous. « J’ai été attirée par leur aspect visuel, et j’ai souhaité montrer les rapports entre ces objets et les femmes auxquelles ils sont destinés », explique-t-elle. Le résultat en est une galerie de portraits étonnants. Ces jeunes modèles, tous d’une beauté́ singulière, posent avec une certaine sophistication et regardent droit dans l’objectif, la tête haute – nonobstant le curieux bout de plastique ou de tissu qui les affuble. Drôle ? Oui, jusqu’à la lecture de la légende, consternante : « Smile trainer », entraineur de sourire. Sérieusement? « Pour réussir, nous devons être parfaits et avoir l’air parfait. Notre culture est obsédée par la jeunesse, et les femmes sont prêtes à dépenser de l’argent, de l’énergie et du temps pour correspondre à leur idéal, même si les produits sont parfois ridicules et souvent inefficaces. C’est une lutte quotidienne qui n’a pas de fin », commente Evija Laivina.

Beauty Warriors © Evija LaivinaBeauty Warriors © Evija Laivina

Beauty Warriors © Evija Laivina

À l’autre bout du monde, en Corée du Sud, cette lutte passe d’abord par le bloc opératoire. « L’une des femmes que j’ai photographiées a subi seize opérations esthétiques en six mois », raconte Ji Yeo, auteure d’un travail saisissant, Beauty Recovery Room. Elle-même tentée par le procédé dès l’adolescence, elle a plutôt choisi – pour l’instant – de le montrer. Ce qui ressort d’abord de ces images de visages boursouflés et de corps emmaillotés est un mélange de douleur et… la solitude. « Oui, c’est le cœur même du sujet, confirme la photographe. Je voulais faire apparaitre le coût physique de la pression sociale en Corée. Les bleus, les cicatrices, les anesthésies générales successives, tout cela est devenu banal, normal. » Comme des poupées cassées, ces jeunes femmes vivent leur convalescence seules, cloitrées dans une chambre d’hôtel. « Ce travail reflète aussi ce que je suis moi, dans mon désir d’un corps parfait [voir sa performance Draw on Me, réalisée en 2011, ndlr]. D’ailleurs, je n’ai pas totalement renoncé à la chirurgie esthétique », confie volontiers Ji Yeo. Ces portraits sont moins ceux de femmes que ceux d’une société qui nie les aspirations individuelles pour ériger un modèle collectif de perfection, un fantasme esthétique.

Beauty Recovery Room © Ji Yeo

Beauty Recovery Room © Ji Yeo

Contrôler la chair

Les femmes et les hommes de la série Bodybuilders, de l’Autrichien Daniel Gebhart de Koekkoek, ont du fantasme à revendre, eux qui consacrent leur temps à donner corps au leur : incarner des super-héros, et défier le temps et ses ravages en prenant le contrôle de leurs chairs. Le photographe s’étant vu refuser son accréditation aux championnats du monde 2014 à Vienne, il a réussi à entrer en se glissant dans les coulisses. Devant son objectif, celles et ceux qui vont s’affronter font montre d’une complicité surprenante, notamment en s’enduisant mutuellement d’une crème bronzante pour accentuer les volumes de leurs muscles. « Mon appareil photo est un précieux sésame pour pénétrer dans des mondes secrets – et ce fut le cas avec celui des bodybuilders. J’ai voulu montrer leur camaraderie, leur solidarité, et leur plaisir de concourir », précise l’auteur. Photographiant au flash pour faire ressortir leur aspect « 3D », Daniel Gebhart de Koekkoek nous livre, en dévoilant certains de ses secrets, une version à la fois magnifiée et démystifiée de cette énigmatique tribu – un écho à notre regard mi- fasciné mi- horrifié sur cette transgression esthétique.

Bodybuilders © Daniel Gebhart de KoekkoekBodybuilders © Daniel Gebhart de Koekkoek

Bodybuilders © Daniel Gebhart de Koekkoek

Bodybuilders © Daniel Gebhart de Koekkoek

Twice into the stream © Meltem IsikTwice into the stream © Meltem Isik

Twice into the stream © Meltem Isik

Beauty Recovery Room © Ji Yeo

Beauty Recovery Room © Ji Yeo

Image de couverture : © Ji Yeo

L’intégralité de cet article est à retrouver dans Fisheye #29, en kiosque et disponible ici.

Explorez
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
05:07
© Fisheye Magazine
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, et en l’honneur de Signal, sa rétrospective, accueillie jusqu’au 30 juin 2024 au Palais...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
© Andres Serrano
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
Jusqu’au 29 juin 2024, la Fondation Francès célèbre ses 15 ans à travers l’exposition XXH 15 ans - Temps 1. Par les œuvres des artistes...
01 mai 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
3 questions à Juliette Pavy, photographe de l’année SWPA 2024
En plus de la douleur et des saignements, ces “spirales“ sont également à l’origine de graves infections qui ont rendu leurs victimes définitivement stériles. © Juliette Pavy
3 questions à Juliette Pavy, photographe de l’année SWPA 2024
À travers son projet sur la campagne de stérilisation forcée au Groenland entre 1966 et 1975, la photographe française Juliette...
29 avril 2024   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Hailun Ma, pour l'amour du Xinjiang
© Hailun Ma, Kashi Youth (2023) / Courtesy of the artist, Gaotai Gallery and PHOTOFAIRS Shanghai (25-28 avril, Shanghai Exhibition Centre)
Hailun Ma, pour l’amour du Xinjiang
Que savons-nous de la vie des jeunes de la province du Xinjiang, en Chine ? Probablement pas grand-chose. C’est justement dans une...
26 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
05:07
© Fisheye Magazine
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, et en l’honneur de Signal, sa rétrospective, accueillie jusqu’au 30 juin 2024 au Palais...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les émeutes visuelles de Paul Van Trigt
© Paul Van Trigt
Les émeutes visuelles de Paul Van Trigt
Impliqué dans la scène musicale expérimentale depuis de nombreuses années, aussi bien avec ses projets MOT et IDLER qu'avec ses travaux...
01 mai 2024   •  
Écrit par Milena Ill
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
© Andres Serrano
XXH 15 ans questionne la société de l’excès
Jusqu’au 29 juin 2024, la Fondation Francès célèbre ses 15 ans à travers l’exposition XXH 15 ans - Temps 1. Par les œuvres des artistes...
01 mai 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Ultra-violence, bodybuilding et livre d’artiste : nos coups de cœur photo du mois
© Kristina Rozhkova
Ultra-violence, bodybuilding et livre d’artiste : nos coups de cœur photo du mois
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
30 avril 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas