Au cœur de la capitale culturelle du Japon, le festival Kyotographie a choisi « Border » comme thème pour sa 11e édition. Multipliant les mises en scène originales et se nourrissant de l’aura de certains lieux, l’événement dédié à la photographie contemporaine dévoile, jusqu’au 14 mai 2023, 18 expositions sublimées par les écrins qui les accueillent. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Depuis 2012, chaque printemps, la ville de Kyoto se pare d’installations photographiques et d’expérimentations visuelles. Au cœur de la cité japonaise à l’histoire millénaire émergent des expositions habitées par un désir commun : tisser des liens entre tradition et innovation, entre l’Archipel et le reste du monde. Initié par Lucille Reyboz et Yusuke Nakanishi, Kyotographie a choisi pour sa 11e édition une thématique qui se décline en de multiples sens – géographique, social, intime, expérimental… : « Border » (« Frontière »). Cette ligne de démarcation se révèle, se déchire et s’abolit au fil des événements, créant des résonances évidentes avec l’état du monde. Pour mieux les appréhender, les codirecteurices présentent des imaginaires complexes et variés. Ceux de Kazuhiko Matsumura, Mabel Poblet, Roger Eberhard, Gak Yamada, Ishiuchi Miyako & Yuhki Touyama, Yu Yamauchi, Paolo Woods & Arnaud Robert, Yuriko Takagi, Coco Capitán, César Dezfuli, Boris Mikhaïlov, Dennis Morris, Joana Choumali ou Inma Barrero ainsi que les lauréat·es de World Press Photo. Croisant les écritures et les émotions, les questionnements et les engagements, tous et toutes conçoivent des parcours rythmés par le souffle de notre planète vibrant de manière universelle, comme au plus profond de l’être. Une immersion rendue possible par l’incroyable travail des scénographes qui font dialoguer les œuvres des photographes avec les traditions et la spiritualité des lieux kyotoïtes.
« Chaque exposition est pensée par un·e scénographe. Nous essayons toujours de connaître les rêves les plus fous des artistes que l’on accueille et de faire en sorte que ceux-ci se réalisent », précise Lucille Reyboz. Rivalisant de créativité pour respecter les règles d’accrochage dans ces lieux sacrés, les artisan·es semblent fusionner avec les images des artistes. Coffrets en bois rétroéclairés ; panneaux coulissants gigantesques ; clichés brillants contrastant avec un noir total ; tirages posés à même le sol, imprimés sur les murs ou tombant du plafond le long d’un papier délicat… À Kyotographie, les mises en scène conduisent à une certaine transcendance. Jouant avec les époques, les outils ultramodernes soulignent subtilement la splendeur atemporelle des temples. Une splendeur qui nous happe pour mieux nous transporter dans un univers où les frontières s’effacent…
© à g. Joana Choumali, à d. Roger Eberhard
L’instinct et l’instant
Au temple zen Ryosokuin étincellent les œuvres uniques de Joana Choumali. Suite au décès de sa mère, la photographe venue d’Abidjan s’est lancée dans la création de la série Alba’hian (Première lumière du jour). Chaque matin, elle se promène, appareil en main. « Alors que je travaillais, j’ai réalisé que mes émotions jaillissaient, comme si mon paysage intérieur fusionnait avec l’extérieur. Je me sens extrêmement chanceuse d’avoir pu traverser ce deuil en réalisant ce projet. Ça m’a sauvée », confie-t-elle. Poursuivant l’expérience dans plusieurs villes d’Afrique, l’artiste façonne un monde onirique, se laissant guider par l’instinct et l’instant. Un mot, une conversation, un morceau de musique… Saisissant au vol des fragments de poésie ordinaire, elle les pare ensuite de broderie et de fils d’or, jouant avec le collage et la surimpression pour mieux les révéler. « La vie est un bien précieux, et parfois je ressens le besoin de le souligner à l’aide de ces touches dorées », ajoute-t-elle. Une démarche touchante qui s’épanouit dans des écrins de bois élégants disposés en arc de cercle dans l’une des salles du temple – une mise en scène imaginée par Hiromitsu Konishi. Un écho délicat au voyage spirituel entrepris par la photographe.
C’est aussi le deuil qui unit Ishiuchi Miyako et Yuhki Touyama. Au Kondaya Genbei, une maison traditionnelle spécialisée dans le nishijin obi, les ceintures de kimono, toutes deux instaurent un dialogue intimiste et rendent hommage à ces femmes qui leur ont tant apporté. Véritable fusion, mise au point par ICADA / studio t.a.s.s.e., entre les images de l’une, tapissant les murs du lieu, et les tirages de l’autre, les chevauchant, leurs histoires s’entremêlent et interrogent les notions de mémoire, d’héritage et d’amour.
© Kyoto Shimbun Newspaper
Trip hallucinatoire
Mais la modernité séjourne aussi au festival. Roger Eberhard, épaulé par Stefano Stoll, directeur de Vevey Images, expose sa collection d’opercules de pots de crème – une tradition typiquement suisse. À l’arrivée, nous voici plongé·es dans l’image, étirée à l’extrême à travers un agrandissement de la trame d’impression transformant le cliché initial en un ensemble de points rouges, jaunes et bleus. À travers l’humour de son installation, l’artiste soulève aussi des questions importantes : « Les paysages stéréotypés représentés sont finalement des endroits en voie de disparition, imprimés sur du plastique ! Escapism traite aussi bien de l’histoire suisse que de la fragilité de notre monde », confie- t-il. Enfin, c’est au Kurochiku Makura Building que Paolo Woods et Arnaud Robert nous proposent une immersion délirante dans l’univers de l’industrie pharmaceutique. Partout dans le monde, le photographe et le journaliste ont enquêté sur nos rapports aux médicaments. Dépression, maladies rares, viagra, trouble du comporte- ment, testostérone, remède le plus cher au monde… Des plaquettes vides craquent sous nos pas que des sourires aux dents blanches guident. L’exposition nous emporte dans un tourbillon d’histoires invraisemblables. Étouffant, le décor, pensé par François Hébel, commissaire de l’exposition, nous enveloppe dans un constat peu rassurant : celui d’une société accro à l’artificialité des émotions, faisant irruption dans nos cerveaux à coups de seringues et de pilules.
« Si la thématique de cette année repose sur les frontières, il s’agit surtout pour nous de les abolir. Nous souhaitons faire en sorte que les gens se sentent vivants, qu’ils ressentent les émotions. Comme un pèlerinage », résume Lucille Reyboz. Remarquable par ses mises en scène aussi singulières qu’immersives, la 11e édition de Kyotographie affirme à nouveau sa pertinence dans le paysage de la photographie contemporaine.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #59, bientôt disponible.
© Yuhki Touyama
© à g. Ishiuchi Miyako, à d. Dennis Morris
© Boris Mikhailov, VG Bild-Kunst, Bonn
Image d’ouverture : © Joana Choumali